Dixit Laurent Laplante, édition du 8 mars 2001

D'une intolérance à l'autre
par Laurent Laplante

On pousse présentement les hauts cris à l'idée que disparaissent sous les coups des taliban certains des trésors culturels de l'Afghanistan. Et on a raison. On déplore avec presque autant de virulence le fait qu'aucune pression n'ait prise sur l'intransigeance des maîtres religieux et politiques de Kaboul. Et on a encore raison. Cette double indignation demeure cependant stérile si elle ne conduit pas à identifier l'intolérance partout où elle s'étale, y compris chez soi, et à la combattre, même sous des formes qui paraissent bénignes et qui ne sont, en fait, que plus familières.

Ouvrons nos yeux et notre mémoire. Le geste guerrier le plus irresponsable jamais osé par l'humanité, le largage de bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, ce n'est pas d'Asie qu'il est venu, mais de ceux que nous nous plaisons à appeler les Alliés et qui estiment avoir défendu la démocratie. Le mot autodafé, d'origine portugaise, est entré dans notre dictionnaire français parce qu'un certain Occident, fort de ses certitudes religieuses, estimait avoir le droit de livrer au feu livres différents et gens contestataires. Auto da fe, acte de foi. Les Croisades, en leur temps, envahirent le Proche-Orient au nom de la foi, mais surtout au profit du commerce. Elles montrèrent plus de voracité que de culture en pillant les trésors arabes. Visiter le Prado de Madrid ressuscite aussi le souvenir d'une Europe qui s'appropriait, au nom d'une supériorité raciale autoproclamée, les trésors sud-américains. Quand Rome, aujourd'hui encore, impose aux femmes de l'Inde ou d'Afrique le joug écrasant des maternités à répétition, c'est d'une infaillibilité doctrinale trop sûre d'elle-même que découlent misère, surpopulation, exploitation. Comme si le ciel promis pouvait rendre acceptable une terre rendue tyrannique. Dans la louable protestation contre les excès des taliban, il ne faudrait oublier qu'avant de toucher aux bouddhas géants de Bamiyan, les taliban avaient renvoyé les Afghanes à l'époque des cavernes. Sans provoquer une comparable levée de boucliers.

L'intolérance peut prendre maintes formes encore. Quand, par exemple, le libéralisme économique se soustrait à tout encadrement, il devient une bible et une religion. Il devient aussi intolérant que la pire orthodoxie, aussi intransigeant que le pire délire taliban. Le commerce des armes, dont on peut observer les retombées en Afghanistan, en Sierra Leone, en Algérie ou aux États-Unis, est une de ces activités devenues intouchables et sacrosaintes parce l'idéologie mercantile ne tolère aucune entrave. Que le blanchiment de l'argent sale puisse nourrir toutes les mafias du monde révèle lui aussi la farouche réticence du monde financier à douter de ses certitudes et de son intolérance à l'égard des contrôles. Quand les délégations commerciales patrouillent la Chine en faisant abstraction des entorses aux droits universels, une certaine hiérarchie des valeurs s'étale au grand jour : le dieu Dollar a le droit de détruire toutes les autres statues.

L'intolérance, on la trouve également, feutrée et presque invisible, dans nombre de nos règles familières. On ne s'aperçoit même plus que le rythme de nos semaines et de nos fêtes est scandé par un héritage chrétien. Cela n'a rien de criminel, à condition de savoir que le culte rendu au repos dominical peut heurter les convictions de celui qui prie le samedi. Le temps d'un reportage, on blâme la Cour suprême du Canada de son intransigeance à l'égard de Robert Latimer. On estime, à juste titre, qu'il faudrait traiter avec compassion les meurtres commis par compassion. Puis, le coup de glotte donné, on se rendort et on laisse la loi canadienne intacte et toujours intolérante. La Cour suprême n'aura d'autre choix, la prochaine fois, que d'assener la même conclusion.

Sur ce terrain, la justice française, capable elle aussi d'intolérances honteuses, vient tout de même de montrer une réconfortante largeur de vues. La cour d'assises des Côtes-d'Armor avait à juger une mère coupable du meurtre de son fils de dix ans, autiste profond et parfois violent. La sentence, dans le cas d'un crime qui peut déboucher sur trente ans de réclusion, étonne par sa clémence : en écopant d'une peine de trois ans de prison avec sursis, la mère ne passera pas un seul jour en détention. Mais l'analyse du tribunal surprend davantage encore. « Vous aurez compris, dit le tribunal en s'adressant à la mère, que la cour ne peut excuser votre geste mais qu'elle a néanmoins compris les circonstances dans lesquelles vous l'avez commis. La cour n'a pas le pouvoir de vous pardonner, car le pardon ne relève pas de la justice des hommes, mais d'une autre instance. Vous ne pourrez vous reconstruire que si vous vous pardonnez à vous-même ce geste. C'est alors, conclut le tribunal, que vous pourrez tourner la page. Vous avez deux autres enfants et la chance d'avoir un tel mari car je ne connais pas beaucoup de couples qui auraient résisté à une telle épreuve. » Sympathiser avec Robert Latimer, mais n'exercer aucune pression pour intégrer la compassion à la législation pénale, c'est ne pas voir que l'intolérance du système canadien ne dépend pas seulement de la Cour suprême, mais de nous tous.

Nous nous sommes beaucoup éloignés des taliban destructeurs de bouddhas géants? Pas tellement. Leur intransigeance nous en a tout simplement rappelé d'autres, parfois moins radicales, parfois plus anciennes. Même si l'on restreignait l'examen au seul cas des taliban, on identifierait d'ailleurs, face à leurs comportements inadmissibles, bien d'autres intransigeances. Ainsi, l'Afghanistan, même si les taliban contrôlent 90 % du territoire et règnent sans conteste depuis 5 ans, est toujours représenté à l'ONU par le chef du régime déchu. Ainsi, le pays est frappé depuis un an de sévères sanctions économiques d'abord et avant tout parce qu'il a accueilli celui que Washington soupçonne de financer divers réseaux terroristes à travers le monde, Ben Laden. Ainsi, il faut savoir qu'au temps de la guerre opposant Moscou à l'Afghanistan, le soutien américain était allé au rival du chef actuel des taliban.

Comme quoi des bouddhas, surtout s'ils sont de format géant, peuvent cacher bien des calculs. Une intolérance n'excuse pas l'autre et celle des taliban mérite tous les blâmes. Il en est cependant contre lesquelles on peut lutter à domicile.

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010308.html

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