Dixit Laurent Laplante, édition du 15 février 2001

Entre la peur et d'étranges certitudes
par Laurent Laplante

Prédite avec précision, la victoire d'Ariel Sharon n'a pourtant pas une explication limpide. Pour une fraction de l'opinion israélienne, celle des 200 000 colons en particulier, il importe avant tout de renforcer et d'agrandir l'emprise sur le sol; Sharon répond à cette attente en encourageant l'implantation de nouvelles colonies juives. Pour une autre fraction, c'est la peur qui rend Sharon souhaitable. Pour une autre fraction encore, seul Sharon est capable d'intimider les pays arabes voisins et de leur laisser sur les bras les millions de Palestiniens qui revendiquent le droit de revenir chez eux, c'est-à-dire en Israël. Même parmi ceux, fort nombreux, qui n'ont pas voté, on peut penser que ces calculs ont joué, pas assez pour qu'ils appuient Sharon, assez pour qu'ils le laissent passer. Tout cela compose un tableau inquiétant.

Un facteur particulier mérite d'être constamment gardé en mémoire, même s'il est souvent occulté : l'importance de l'armée non pas seulement face à l'intifada, mais aussi dans la gouverne quotidienne d'Israël. La vie politique israélienne, marquée par des intransigeances qui rappellent les prescriptions du Lévitique, dépend des alliances toujours fragiles que peut nouer un des deux partis majeurs avec telle ou telle nébuleuse religieuse. Cette vie n'a trouvé jusqu'à maintenant une relative stabilité que dans les heures où les deux partis majeurs stérilisaient les ultimatums des extrémistes en formant ensemble un gouvernement d'unité nationale. La quotidienneté de la vie politique israélienne ne tend généralement pas à ce genre d'équilibre. Elle dit plutôt ceci : à tout instant, un groupuscule peut priver le parti gouvernemental de sa majorité et rendre de nouveau nécessaires les tractations de coulisse ou un appel au peuple. Sharon sait cela, même s'il semble désirer un régime d'union nationale.

Or, un pays assiégé en permanence comme l'est Israël ne peut se permettre l'instabilité. Un tel État ne survit que s'il maintient, en marge d'une ébullition politique largement imprévisible, un pouvoir militaire stable, toujours sur la brèche, masquant derrière ses blindés et ses chasseurs les hésitations et les subtilités de la Knesset. D'où l'omniprésence de l'armée, d'où le fait que vous ne pouvez pas luncher dans un restaurant de Jérusalem sans apercevoir, accrochées aux sièges des convives que vous côtoyez, les armes automatiques qui font partie de la vie quotidienne, d'où les calculs familiaux complexes qui doivent concilier les vacances des enfants et le service militaire obligatoire qui n'est jamais fini. Cela, dont ne parlent guère les nomades du journalisme, fait de l'armée une des très rares références fiables dans la vie politique israélienne. On s'étonnerait ailleurs que la course à la présidence lance deux militaires l'un contre l'autre; en Israël, on oublie presque de rappeler que le plus récent scrutin opposait le général Barak au général Sharon. Plus de militaires et de lévites que de civils à temps plein.

Ce qui change avec l'arrivée de Sharon au poste de premier ministre, ce n'est pas cette importance de l'armée. C'est que l'armée n'a même plus devant elle le faible contrepoids qu'est le pouvoir politique. Sous le militaire Sharon, l'armée israélienne ne se faisait pas scrupule de passer outre aux préférences de la Knesset; sous la présidence Sharon, non seulement l'armée ne sera plus invitée à y mettre les formes, mais elle sera poussée en avant. Sous les gouvernements précédents, les militaires faisaient pression pour que les élus légalisent à mots trompeurs le recours à la torture et le recrutement forcé d'informateurs au sein même des opposants palestiniens; sous celui de Sharon, on peut craindre que les extrémistes conduisent l'extrémisme de Sharon à de pires extrêmes. Dire cela, ce n'est pas sombrer dans la paranoïa; c'est se rappeler qu'une commission d'enquête israélienne a déjà blâmé Sharon pour son rôle, indirect mais crucial, dans les massacres de Sabra et de Chatila. C'est également se souvenir que Moshe Dayan, qui n'avait rien d'une tourterelle, mais qui respectait généralement la légitimité des élus, savait Sharon capable de tout. Dans le nouveau contexte, l'armée israélienne sait qu'elle jouit de l'impunité. Elle devrait en faire usage.

Ce qui est attendu de l'armée est, à maints égards, semblable à ce qui était attendu des militaires au temps de l'apartheid sud-africain. Israël, qui se vante de fonctionner plus démocratiquement que les régimes arabes avoisinants, ce qui n'est pas difficile, est pourtant confrontée aux mêmes contradictions que l'Afrique du Sud ségrégationniste. Israël, en tout cas, refuse de reconnaître aux Palestiniens leur droit au retour chez eux pour une seule et unique raison : évalué en termes démographiques, le retour des Palestiniens chez eux modifierait la composition de la Knesset et empêcherait une minorité israélienne de gouverner contre une majorité arabe privée de ses droits. Comme le fit l'Afrique du Sud, comme le fit la Rhodésie, Israël ferme donc ses frontières (leurs frontières ?) à ceux auxquels les règles démocratiques devraient donner du pouvoir au sein du pays sioniste. Entre cela et l'apartheid, la différence est presque négligeable. Or, pratiquer l'apartheid requiert une armée forte et stable; Sharon en tombe d'accord d'autant plus facilement qu'il faisait faire discrètement par l'armée ce qu'il peut désormais demander à l'armée par voie parlementaire.

On voit ce qui change en profondeur avec l'arrivée de Sharon au sommet du pouvoir parlementaire. Des facteurs majeurs demeurent en place, comme l'armée. Mais Sharon confirme au grand jour qu'Israël fonde sa gouverne sur l'ethnie et sur les Écritures plutôt que sur le principe fondamental de la démocratie qui accorde à un humain, arabe ou juif, Sud-Africain noir ou Afrikaner blanc, le même poids politique qu'à tout autre humain. J'ai peu de sympathie pour les émirats voisins qui éternisent des monarchies gourmandes et despotiques et qui se cachent derrière le Coran pour justifier leurs exactions et leur arbitraire, mais je n'en ai pas beaucoup plus pour un régime qui soustrait son armée aux élémentaires contrôles des élus et qui reconnaît le droit de retour aux juifs de la préhistorique diaspora russe, mais nie aux Palestiniens le droit de retrouver les racines tranchées brutalement il y a un demi-siècle.

Sharon, en compensation du sang qu'il fera verser et qui s'ajoutera au sang arabe et juif qu'il a déjà sur les mains, va faire disparaître les équivoques. On saura à quel point un État ouvertement confessionnel a besoin de l'armée pour maintenir un régime d'apartheid.

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010215.html

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