Dixit Laurent Laplante, édition du 1er février 2001

Les petits pas de la justice internationale
par Laurent Laplante

Si jamais la justice internationale parvient à un minimum de crédibilité et d'efficacité, on pourra l'ériger en modèle de patience. Quand, en effet, elle ose un petit pas, elle trouve sur sa route d'infinies résistances. Dans certains cas, on ne voit pas quand elles céderont. Dans d'autres cas, heureusement, l'avenir d'une justice raisonnablement prévisible à l'échelle de la planète semble plus rose que son présent. Même si on ne saurait confondre la saga Pinochet, l'immunité de Milosevic, l'affaire Haider ou la volte-face du Conseil de l'Europe au sujet de la Russie, chacun de ces dossiers, à défaut de toujours susciter l'enthousiasme, permet, en effet, ou de noter un progrès ou, du moins, de mieux localiser les écueils.

Même si elle évolue en dents de scie, la saga Pinochet accrédite lentement dans l'opinion mondiale, mais aussi dans celle du Chili, l'idée que les crimes d'un dictateur peuvent le suivre jusqu'à la fin de sa vie. Certes, les soutiens du général demeurent puissants, tout comme ils sont habiles à gagner du temps et à exploiter les moindres imprécisions des procédures et des lois. Il n'en demeure pas moins que l'impensable s'est produit : le tout-puissant Pinochet sent sur sa nuque le souffle de la justice et son propre pays, dont il attendait visiblement une parfaite immunité, ne le soutient qu'à demi. La justice avance à pas mesurés. Grâce à cet apprentissage, dont elle n'aurait pas rêvé il y a à peine deux ans, elle marchera de façon plus assurée quand elle fera face au prochain dictateur.

Milosevic, c'est déjà autre chose. À première vue pourtant, on devrait le croire en meilleure posture que l'ancien dictateur chilien. Milosevic, en effet, circule librement et son remplaçant Kostunica ne manifeste aucun empressement à le livrer au Tribunal pénal international (TPI). Malgré cela, la justice internationale peut espérer dans le dossier Milosevic des avancées encore plus marquantes que dans celui du général Pinochet. Car ce dont il est question à propos de Milosevic, c'est, contrairement à ce qui attend le général Pinochet, d'une reddition de comptes devant une cour internationale et non plus devant les tribunaux de son pays d'origine. La différence est appréciable, même si elle ne comporte pas seulement des avantages.

Pourquoi parler de l'éventuelle comparution de Milosevic devant le TPI comme d'une hypothèse probable? Tout simplement parce que la Yougoslavie frappe à la porte de l'Europe économique moderne et n'y sera pas admise à moins de trouver un terrain d'entente avec le TPI. Il est également certain que les États-Unis, qui se sentent mis en cause chaque fois qu'est évoqué le coup d'État de Pinochet, n'éprouvent pas d'ambivalence à propos de l'ancien dictateur serbe. Tant que Milosevic n'aura pas fait face à la justice internationale, l'opinion mondiale aura le droit de penser que les raids de l'OTAN n'ont rien réglé et les États-Unis ne pourront pas dire « mission accomplie ». Qu'on se méfie donc : quand Kostunica aura suffisamment vilipendé le TPI pour se faire apprécier des nationalistes serbes, la distance entre Milosevic et le TPI commencera à diminuer.

Les deux autres dossiers concernent des collectivités plutôt que des individus. L'Autriche, que l'Europe voulait isoler en raison des attitudes de Haider, n'a plus rien à redouter. Même les pays qui, comme la France, insistaient le plus pour sanctionner l'Autriche se sont aperçus qu'ils se tiraient dans le pied s'ils isolaient un associé dont le veto peut tout bloquer. De son côté, la Russie, que le Conseil de l'Europe prétendait priver de ses droits en raison des tueries constatées en Tchétchénie, est de retour à l'Assemblée de Strasbourg sans avoir changé quoi que ce soit à ses comportements. Faut-il, dans ces deux cas, parler d'un recul de la justice internationale et d'un retour à la plus blâmable tolérance? Oui et non.

Ce que constatent l'Europe économique et le Conseil de l'Europe, c'est que l'exigence d'une justice internationale leur lance des défis imprévus. Leurs structures ne leur permettent pas de les affronter adéquatement. Si l'on a accordé un droit de veto aux pays avec lesquels on s'associait, il devient évidemment malaisé sinon impossible d'en faire ensuite des accusés. Mais, justement, quand les alliances se sont déployées, personne ne prévoyait la montée en force d'une justice internationale. L'ONU a accordé des droits de veto aux cinq gagnants de la guerre de 1939-1945 et elle n'ose plus rien contre ces pays. À toutes fins utiles, les structures du Conseil de l'Europe et de l'Europe économique n'ont pas davantage prévu ce qui leur est demandé aujourd'hui. Ce qui rassure, c'est que l'avenir, de toute évidence, ne sera pas organisé selon l'ancien laisser-faire; des pays comme la Turquie, à propos de la peine de mort, et la Yougoslavie, à propos du TPI, font face à des exigences plus abruptes.

On circonscrit ainsi au moins deux des principaux obstacles qui se dressent sur la route de la justice internationale : d'une part, les privilèges et les disparités; d'autre part, les résistances légitimes ou pas des nationalismes. La Yougoslavie de Milosevic, par exemple, est punie alors que les massacres de la Tchétchénie et les stérilisations du Tibet ne le sont pas. Pinochet, tout coupable qu'il soit, a sans doute causé moins de morts que Fidel Castro et il s'en trouve pour affirmer que la France n'a pas lésiné sur la torture en Algérie, pas plus qu'elle ne s'est brouillée pour si peu avec l'ancien roi du Maroc. Donc, disparités qui sapent la crédibilité de la justice internationale et auxquels il faudra remédier.

Les résistances nationales sont également au rendez-vous, mais il n'est pas dit qu'elles soient toutes à blâmer. S'il fut possible de négocier avec le colonel Kadhafi jusqu'à ce qu'un lieu et une procédure conviennent ou à peu près à tout le monde, on ne voit pas pourquoi le TPI ne pourrait pas juger Milosevic ailleurs qu'à La Haye. Que perd le TPI à siéger ailleurs? L'important n'est-il la comparution de Milosevic? Pourquoi heurter de front le sentiment serbe qui a quelques raisons de se méfier de ceux qui ont bombardé leur pays?

La justice internationale a commencé à gagner du terrain. Elle continuera à le faire si - et seulement si - les pays qui tiennent les plus beaux discours sur la démocratie et les droits universels alignent leurs gestes sur leurs déclarations. Si, par exemple, les Américains se braquent à l'idée qu'un seul de leurs ressortissants soit traduit devant un tribunal international, au nom de quelle morale peuvent-ils blâmer les peuples qui expriment les mêmes réticences?

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010201.html

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