Dixit Laurent Laplante, édition du 29 janvier 2001

Un Parlement peut-il écrire l'histoire?
par Laurent Laplante

En « reconnaissant publiquement le génocide arménien de 1915 », l'Assemblée nationale de France a ramené à l'avant-scène une question délicate : appartient-il au pouvoir politique d'écrire l'histoire? Certains répondront d'emblée que seul le pouvoir politique peut mettre un cran d'arrêt aux négationnismes et aux aveuglements volontaires. Ceux-là diront, avec l'émotion qu'ont exprimée les Arméniens de France, que la reconnaissance du génocide donne enfin une sépulture morale aux centaines de milliers de personnes massacrées en 1915. D'autres, en revanche, sans nier que les massacres aient eu lieu, n'aiment pas que le pouvoir politique impose des certitudes d'ordre historique. Sujet délicat.

Si délicat qu'il faut faire bonne place aux précautions oratoires. Reconnaître un génocide, ce n'est pas accorder à un peuple la préséance sur un autre, ni imputer à une collectivité un racisme congénital et irréversible. Ce n'est pas nécessairement affirmer la responsabilité d'un peuple ou d'un État dans la perpétration du crime. La France, par exemple, en reconnaissant publiquement ces jours derniers le génocide arménien, n'a pas fait référence à l'Empire ottoman de 1915. Ceux qui ont voté la loi ont même souvent insisté pour dire que la Turquie moderne n'est pas visée par ce vote. Dans la plupart des cas, les États ou parlements qui ont reconnu le génocide arménien (Sénat belge, Parlement européen, Douma russe, Parlement italien, Argentine, Vatican…) ont d'ailleurs affirmé le fait du génocide en insistant fort peu sur l'identité du génocidaire. En ce sens, la reconnaissance du fait veut honorer une mémoire, non inciter à la haine ou à la vengeance. De là à dire que la Turquie a apprécié le geste de l'Asssemblée nationale française, il y a une marge.

Reconnaître un génocide peut cependant dissimuler des motivations moins louables. Il s'en trouve, par exemple, pour noter que la France n'a posé le geste qu'à l'approche des élections cantonales et municipales auxquelles vont participer plus de 400 000 Français d'origine arménienne. D'autres, plus retors encore, estiment que la reconnaissance du génocide arménien doit quelque chose aux négociations que mène laborieusement la Turquie pour se rapprocher de l'Europe économique. Tous savent qu'il suffirait d'une maladresse de la part d'une Turquie survoltée pour faire avorter le projet; certains prétendent que le survoltage fut voulu.

Imaginaires ou non, ces calculs ont moins d'importance que la reconnaissance du génocide. La France parlementaire a surmonté les réticences des diplomates et des fonctionnaires et a affirmé le fait, alors que les législateurs américains, convaincus de la réalité du génocide, ont cédé aux pressions de l'ex-président Clinton et ont mis les freins avant de mécontenter la Turquie.

Rien là-dedans ne répond à la question initiale : comment se justifie l'intervention des pouvoirs publics dans la décantation de l'histoire? Répétons-le, poser la question, ce n'est pas verser dans l'excès opposé et pratiquer le négationnisme. La question est de savoir si la liberté d'enquête des historiens et autres chercheurs trouve son compte dans l'intervention politique qui rend illégale la contestation d'une facette de l'histoire. La question n'est pas de savoir si Jeanne d'Arc ou Dollard des Ormeaux ont joué le rôle glorieux que leur attribuent tel et tel de leurs biographes, car cela je l'espère, relève des historiens, mais de savoir si des élus, à Paris ou à Québec, peuvent interdire aux historiens de s'interroger sur l'existence de la Pucelle d'Orléans ou sur la réalité du Long-Sault.

À une autre époque, c'est le pouvoir religieux qui prétendait encadrer le travail des scientifiques. Galilée eut à choisir entre la soumission à l'Église et sa certitude que la terre tournait . Avec le temps, l'Église restreignit ses prétentions et la science mena ses recherches avec une plus grande autonomie. Certes, l'Église a combattu farouchement les thèses évolutionnistes de Darwin jusqu'au cœur du xxe siècle, mais elle cessa graduellement de chercher dans les Écritures la preuve que le monde s'était organisé en six jours et que le big bang méritait l'excommunication. Le courant était lancé : chaque discipline revendiquait et exerçait son droit d'obéir à ses seules règles et à ses seuls instruments pour décrire le réel. On n'admettait plus l'intrusion de l'acte de foi en terrain scientifique. On n'acceptait plus que Rome dise aux scientifiques : « Ne perdez pas votre temps à chercher dans cette direction. Je sais, de façon infaillible, que vous courez à l'impasse. » Doit-on, maintenant que l'Église a consenti à moins entraver le travail des scientifiques, inviter les États à limiter le champ des incertitudes et des recherches ouvert aux diverses disciplines scientifiques? Admettons au moins que la question se pose; affirmons qu'il n'y a pas « littérature haineuse » à demander à des parlementaires s'il leur incombe de brandir l'anathème à propos de faits historiques.

La reconnaissance d'un génocide par les pouvoirs publics constitue, à sa manière, une intervention autoritaire dans le champ scientifique et, plus précisément, dans l'histoire. La question n'est pas de savoir si des génocides ont eu lieu, mais s'il est bon, sain, rassurant, correct de confier aux pouvoirs publics le soin de le dire et, par ricochet, le droit d'interdire les contestations.

Ce qu'a fait l'Assemblée nationale française a ceci de rassurant que rien n'interdit aux historiens de préciser le tableau. Les massacres ont-ils touché 1,3 million de personnes ou moins ou davantage? Les gouvernants de l'Empire ottoman agissaient-ils pour tel motif plutôt que pour tel autre? Les parlementaires français s'en remettent à l'histoire du soin de le dire. Il y a génocide, aux termes du Code pénal français, dès l'instant où l'on constate la mise en oeuvre d'« un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe ». De l'ampleur, des méthodes, des agents, les parlementaires, prudemment, ne disent mot. Cela constitue (enfin !) un début de réponse à la question : les élus français, tout en affirmant la réalité d'un génocide, empiètent le moins possible sur les brisées des historiens. Comme s'ils admettaient que l'intervention du pouvoir politique ne devait envahir le champ de l'histoire qu'avec une infinie prudence, uniquement à propos d'un fait brut et seulement dans les cas où il faut vraiment en finir avec les roueries, les pirouettes et les négations. Comme si le pouvoir politique se sentait gêné d'avoir à affirmer que certains charniers ont été planifiés. Cette prudence de l'Assemblée nationale française réduit, sans pourtant les faire disparaître, les risques que comporte l'imposition de dogmes dans un monde où les scientifiques doivent continuer à s'interroger.

Un jour prochain, il faudra réfléchir à d'autres aspects de ces gestes parlementaires. Par exemple à celui-ci, que l'affaire Michaud a fait surgir dans l'actualité québécoise : pourquoi reconnaître certains génocides et laisser dans l'ombre ceux du peuple tsigane, des Tibétains, des Cambodgiens? Ou encore celui-ci : reconnaître publiquement plusieurs génocides, est-ce, comme on a voulu le faire croire, banaliser celui qui a reçu le plus d'attention?

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20010129.html

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