Dixit Laurent Laplante, édition du 4 décembre 2000

État de droit ou excès de légalisme?
par Laurent Laplante

Les jours et les semaines passent et les États-Unis fonctionnent toujours sous pilotage automatique. La fonction publique américaine fait le pied de grue en attendant de savoir dans quelle direction infléchir son action. Quand aux diplomates américains, ils ont pris leurs quartiers dans les limbes et tuent le temps en mettant leurs notes en ordre au cas où on les prierait d'écrire leurs mémoires. Seul le bras armé américain vaque comme d'habitude à son espionnage et à la préparation discrète de ses prochaines interventions. Tout est dans l'attente, car deux phalanges d'avocats ne sont pas au bout de leurs procédures.

Le commun des mortels esquissera sans doute un sourire en constatant que le juridisme qui caractérise des pans complets de la culture américaine se sert à lui-même la médecine du scorpion : il goûte au poison qu'il sert depuis des décennies à l'ensemble de la nation. Il y a, sans jeu de mot, une justice si les plaideurs qui ont cyniquement perdu des mois avant de retourner le jeune Elian à sa famille cubaine paralysent aujourd'hui la Maison blanche et couvrent le pays de ridicule. Un système qui refuse de suspendre les hostilités même devant une évidence comme la primauté de la famille devait, dans son illogisme impénitent mais implacable, en arriver à substituer les arguties à un tout simple décompte des voix.

Bien sûr, bien sûr, l'État de droit coûte quelque chose et mérite quelques sacrifices. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Personne ne souhaite que le lynchage reprenne du service et mette les tribunaux sur la touche. Personne ne plaiderait en faveur d'une présomption de culpabilité. Dire que l'État de droit, malgré son éminente dignité, doit lui-même s'incliner devant plus digne que lui, ce n'est donc pas faire bêtement l'éloge de la force ou du simplisme. Ce qu'il s'agit de comprendre, c'est que l'État de droit se discrédite s'il croit ses subtilités plus utiles que le choix sensé et élémentaire entre le bien et le mal. Ce n'est plus déployer l'État de droit que d'inventer indéfiniment de nouvelles roueries pour retarder le verdict final.

Formés aux exigences d'un système contradictoire, les avocats auront tôt fait de mettre en charpie cette humble défense du bon sens. Ils rappelleront que tout accusé a droit à une défense pleine et entière, que mieux vaut laisser dix coupables en liberté que d'incarcérer un innocent, qu'il est du devoir de l'avocat de faire bénéficier son client de toutes les imprécisions de la loi, que ce n'est pas à l'avocat, mais au juge de prononcer jugement, que...

Soit. Je répète que cela n'est pas en cause. Et je répète que, tout simplement, quelque chose doit primer et doit transcender la procédure, quelque chose qui serait la justice.

C'est là qu'il faut entrevoir les effets pervers des éthiques sectorielles, spécialisées ou professionnelles. Quand une éthique professionnelle contredit la morale générale, c'est la morale générale qui mérite l'adhésion. Et nulle éthique spécialisée ne devrait prévaloir contre le sens commun que véhicule la morale universelle. Le journaliste qui fouille la vie privée des gens sous prétexte que son éthique lui impose d'informer le public, ce journaliste convertit son éthique en alibi et bat la morale en brèche. Les médecins qui invoquent l'intérêt du public pour ostraciser les sages-femmes et leur éthique professionnelle pour réclamer toujours plus, ceux-là transforment peut-être, eux aussi, le plaidoyer éthique en sophisme rentable. L'ingénieur, qui invoque son éthique professionnelle pour jeter le voile sur les raccourcis dangereux qu'il a notés dans les plans d'un confrère, celui-là accorde préséance à sa confrérie sur l'intérêt public. Autrement dit, les éthiques sectorielles et professionnelles qui ont proliféré depuis quelque temps peuvent masquer au minimum une vaste illusion et, dans les pires cas, d'inavouables voracités.

Les États-Unis font depuis longtemps confiance aux plaideurs pour assurer théoriquement à l'ensemble des citoyens le plein respect de leurs droits. Ce n'est pas un mince mérite pour les avocats que celui d'avoir réussi, de fait, à faire parfois triompher David contre Goliath. Un jour vient, cependant, et c'est peut-être son aurore qu'on voit poindre, où le mieux devient l'ennemi du bien, où la procédure dilatoire discrédite l'ensemble de l'argumentation, où le plus grand gain judiciaire ne contrebalance plus l'érosion des enjeux. Une des deux mères plaidant devant Salomon avait compris cela. Il semble, cependant, que les derniers à s'apercevoir des risques liés à une offensive légale tout azimut soient précisément ceux qui l'ont lancée et qui en alimentent la frénésie. Il faut, en tout cas, camper fort loin du sens commun pour prétendre qu'un scrutin est crédible sans que les votes soient comptés.

Peut-être faudra-t-il, comme certains le prétendent, modifier les règles de l'élection présidentielle américaine. Peut-être voudra-t-on profiter de la crise pour liquider les fameux Grands Électeurs. Si l'on s'oriente dans cette direction, on risque fort, une fois de plus, de demander aux structures plus qu'elles ne peuvent donner. Changer les structures ne changera rien si les escadrons légaux continuent à s'affronter sans se rendre compte que, par leur faute, la cause a perdu toute importance. Se battre pour la Maison blanche ne veut plus rien dire si les affrontements légaux ont sapé les fondements de l'institution.

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20001204.html

Accueil | Archives | Abonnement | Courrier | Recherche

© 1999-2000 Laurent Laplante et Les Éditions Cybérie. Tous droits réservés.