Dixit Laurent Laplante, édition du 30 novembre 2000

Oublions la fin, les moyens sont là!
par Laurent Laplante

« Quand tu gagnes, tu gagnes! », déclare, avec son raffinement habituel, le premier ministre du Canada au moment où il s'abandonne à l'euphorie de son succès électoral et d'un troisième mandat majoritaire. Apparemment d'accord avec lui, les plus prestigieux médias de la planète ont enchaîné en vantant qui la longévité politique de M. Chrétien, qui l'entêtement qui lui a permis de vaincre, qui le recul historique qu'il a infligé au mouvement séparatiste... Autrement dit, tous imitent M. Chrétien dans son éloge de la victoire comme le critère ultime d'évaluation. Les moyens mobilisés pour aboutir à ce triomphe n'interviennent pas dans l'appréciation. Le succès fait foi de tout.

Le même critère, on le sait, vaut partout. Seul le succès compte. « Si la drogue peut te valoir une médaille, pense l'athlète ambitieux, cesse de te poser des questions et va chercher ta médaille! » « Si tu peux convaincre le tiers monde de te laisser polluer la planète en échange de quelques arbres jetés en travers de la désertification, disent à La Haye les pays industrialisés et pollueurs, dont le Canada, pourquoi ne le ferais-tu pas? » « Si Israël peut, de par ses moyens militaires et ceux des États-Unis, bafouer impunément les conventions internationales et la décence élémentaire, pourquoi, estime Ariel Sharon, notre pays ne le ferait-il pas? » Qu'elle est loin l'époque où quelque chose, au fond de l'âme, prétendait que « la fin ne justifie pas les moyens »! Peut-être est-on encore plus loin du temps où l'on osait jauger les fins elles-mêmes.

Notre époque, en effet, a commencé son désinvestissement éthique en enlevant leur valeur aux fins elles-mêmes. Une seule valeur résistait à l'examen : le succès. Il s'agissait, bien sûr, du succès tangible, mesurable, rentable. On valorisa particulièrement la réussite financère, mais on consentait tout de même à abandonner un coin du podium à d'autres flamboyantes et mesurables performances. Le chercheur admiré devint celui dont les textes étaient cités plus souvent. L'information devint un spectacle mesurable en termes d'auditoires ou, si l'on préfère, en milliers de cerveaux-éponges . Le talent artistique se mesura au nombre de disques vendus. Le succès quantitatif mis à part, tout le reste méritait le nivellement. On n'allait tout de même pas considérer que certaines valeurs valent mieux que les autres. Cela aurait nié l'exigence fondamentale du plus sain libéralisme : ce qui distingue un n'importe quoi d'un autre n'importe quoi, c'est qu'un n'importe quoi obtient le succès et l'autre pas.

Sur cette lancée, on a étendu le relativisme aux moyens mis en oeuvre pour conduire au succès. Si aucun critère social ou moral ne distingue un succès de l'autre, les moyens tombent forcément dans les équivalences de l'anonymat. Quand un joueur de baseball gagne plus que le premier ministre, il devient oiseux de se demander si le joueur de baseball se drogue ou pas pour gagner le championnat des cogneurs de circuits. Un succès est plus visible que l'autre et l'accès à la visibilité fait foi de tout. Donc. Et si les premiers ministres ne se distinguent les uns des autres qu'en raison de leur plus ou moins grande longévité politique, est-il encore pertinent de vérifier si leur résistance à l'usure découle de leur utilité sociale ou de leur « flair »? Un naufrageur durable vaut sans doute mieux, à cette échelle, qu'un réformateur éphémère.

On aura beau juger ce questionnement bien anachronique ou, pire encore, pitoyablement moralisateur, on n'esquivera pourtant pas une évidence de base : l'espèce humaine est la seule qui puisse et qui doive s'interroger sur des notions comme la légitimité, l'éthique, le droit, la dignité. Le fauve survit s'il a du succès et nulle créature, pas même lui, n'ergotera à propos de ses états d'âme et de ceux de ses proies. Par contre, si l'être humain cesse de s'interroger sur la différence entre ce qui est correct et ce qui ne l'est pas, ce n'est plus la peine de parler de civilisation, de culture, d'humanisme. Si ces notions sont futiles, alors l'espèce humaine ne diffère plus de celles qui circulent dans la jungle et qui se conduisent en prédatrices jusqu'à ce qu'elles rencontrent plus gros qu'elles. Si la force prime le droit, mieux vaut que chacun, athlète, financier ou politicien, ingurgite un maximum de stéroïdes. Si tout pouvoir est bon à prendre et si les moyens pour s'en emparer importent peu, on doit considérer comme une perte de temps et comme un gaspillage stupide l'élaboration de règles, la définition des limites, le respect de contraintes.

Si de tels propos déplaisent autant, peut-être est-ce parce qu'ils nous empêchent de rejeter sur le célèbre système l'ensemble des responsabilités. Le désinvestissement moral, en effet, n'est pas uniquement celui des dirigeants, qu'ils appartiennent au monde financier ou au domaine politique. Le désinvestissement moral commence au ras du sol. Quand, par exemple, on cesse de voter par mépris des politiciens, on se dispense d'un devoir et d'un pouvoir : celui d'inscrire sur le bulletin de vote le mépris qu'on éprouve. S'abstenir ne deviendra jamais un message clair. Se rendre jusqu'à l'isoloir et inscrire le même zéro partout, voilà qui en devient un. Ne pas bouger, ne rien dire, mais blâmer le système de ne pas tenir compte de ce que la société pense au fond d'elle-même, ce n'est pas de la conscience politique, mais une prétentieuse paresse. Presque 40 % du Québec en est là.

Le réinvestissement moral, dans l'aplatventrisme actuel, c'est celui qui commence par le geste individuel. Par le geste conscient, logique, assuré de lui-même. Il faut, disait Camus en conclusion du Mythe de Sisyphe, imaginer Sisyphe heureux. Même si Sisyphe n'avait aucun espoir de « gagner ses élections », il s'entêtait à rouler son rocher et à chercher le succès dans son âme.

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20001130.html

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