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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 23 novembre 2000

L'argent à la rescousse des principes?

Le chiffre à lui seul condamne l'humanité : la moitié du tonnage qui traverse les mers le fait à bord de navires battant l'un ou l'autre des pavillons de complaisance. Peu ou pas de vérification fiable. Des équipages peu ou pas payés. Peu ou pas d'assurances proportionnelles aux risques encourus. Des naufrages ou des déversements qui, d'année en année, scandalisent l'opinion. Mais un transport plus économique, des dividendes gonflés aux stéroïdes financiers, une rivalité qui rappelle celle des corsaires. Quand telle est la concurrence, même les flottes plus civilisées sont tentées de rogner sur l'entretien, la sécurité, la transparence. Bref, le libéralisme économique sous son plus triste visage. Tous les États l'avalisent jusqu'au naufrage suivant.

Que les côtes françaises soient plus touchées que d'autres, cela est possible, tant la circulation maritime se fait intense à leur proximité. Cela ne saurait faire oublier qu'un Exxon Valdes peut, d'un seul coup, ébranler dans une autre mer un écosystème peut-être moins sillonné, mais plus fragile encore. Il est également probable, tant est intense le nombrilisme occidental, que des côtes lointaines subissent les mêmes assauts que les rives bretonnes, mais cuvent leurs déversements pétroliers dans le silence et l'indifférence de nos médias. Présumons sans grande audace que la pollution des côtes du Finistère ou de la Normandie n'est pas unique, mais que le pavillon de complaisance est responsable, là comme ailleurs, directement ou par concurrents interposés, de nombreux désastres. Cela, qui est connu, conduit, de naufrage en échouement, à des protestations aussi éphémères et creuses les unes que les autres. Ainsi, en tout cas, se présente le passé.

Deux réflexions encourageantes viennent pourtant à l'esprit. La première, à propos du seuil de tolérance décidément plus bas des populations touchées par les déversements. L'autre, à propos de l'influence qu'aurait sur d'autres problèmes l'éventuelle mise au ban des pavillons de complaisance.

Il faudrait d'ailleurs réévaluer l'expression de « seuil de tolérance », car l'évolution des mentalités l'exige. Évoquer un tel seuil quand les individus et les groupes ne tolèrent plus rien, voilà qui constitue un anachronisme. Depuis les délinquances des camionneurs de vingt pays jusqu'aux marées humaines lancées contre la manipulation des résultats électoraux en Amérique du Sud ou en Europe centrale en passant par les barrages de protestation établis sur d'innombrables routes, des exemples presque quotidiens d'exaspération nous sont jetés au visage : ce qu'hier tolérait, aujourd'hui le casse. Déduisons que la colère des pêcheurs côtiers et des populations touchées par les déversements de produits toxiques va pourchasser la classe politique jusqu'à la décision inclusivement.

Les décideurs politiques argueront, bien sûr, de l'intangibilité des souverainetés nationales pour expliquer l'existence et la prolifération des pavillons de complaisance. Comment, diront-ils, empêcher le Libéria ou le Panama d'assouplir leurs lois maritimes jusqu'à leur donner la consistance des macaronis trop cuits? Chaque pays n'a-t-il pas le droit qui de ne pas inspecter les rafiots auxquels il permet d'arborer son drapeau, qui de devenir une oasis fiscale, qui de refuser l'extradition des tyrans déchus? Que les décideurs politiques s'en avisent : ces esquives, autrefois efficaces, ne suffiront pas longtemps. La colère les rendra caduques.

Alors quoi? Alors, les pays, bon gré mal gré, à pas plus traînants qu'énergiques, se consulteront, négocieront et finiront par bouger. Ils accepteront d'interdire leurs ports aux pavillons de complaisance. Ils exigeront des normes universelles dans l'inspection des bâtiments. Ils veilleront à ce que tout navire prenant cargaison quelque part dans le réseau naval ait contracté des assurances à hauteur des dangers que représentent ses marchandises. Bien sûr, l'hommerie étant toujours l'hommerie, des petits et gros futés voudront se soustraire aux normes. Avec le temps, les pavillons de complaisance disparaîtront, les primes d'assurance se gonfleront au point d'engendrer la prudence, les plages redeviendront sablonneuses, les poissons et les crustacés goûteront ce qu'ils doivent goûter et les oiseaux seront autre chose que des boules de pétrole.

C'est là que les choses peuvent devenir plus intéressantes encore et que la quête de profit peut conduire à d'utiles contestations des pointilleuses souverainetés nationales. Partenaires efficaces dans la lutte contre les flottes polluantes, les pays devraient bientôt admettre que la même stratégie peut servir à d'autres fins. S'ils tardaient à faire la transposition, les ONG (organisations non gouvernementales) multiplieraient les pressions. Le modèle, en effet, serait devant tous les yeux : oui, il est possible, à condition de les combattre ensemble, d'éliminer des fléaux mondiaux; oui, il possible et sain de tempérer les susceptibilités nationales quand elles bafouent les droits universels. Du problème coûteux des pavillons de complaisance, on passerait à autre chose, mais on recourrait au même type de maillage entre les pays. Les capitaux spéculatifs et irresponsables circuleraient moins souvent avec l'immunité des prédateurs. Les crimes contre l'humanité et les droits fondamentaux recevraient partout la sanction qu'ils méritent. Les processus électoraux gagneraient partout en transparence et en crédibilité. Les traités signés puis oubliés deviendraient des engagements dûment ratifiés et surveillés.

Tout cela ne constituerait qu'un rêve improbable si la recherche du profit n'était pas là pour servir de liant. S'il est payant de mettre au pas les pays irresponsables qui distribuent les pavillons de complaisance, on devra cesser d'invoquer la souveraineté nationale pour justifier l'injustifiable. S'ils suscitent une telle évolution, les déversements pétroliers auront quand même eu une utilté pédagogique.

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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie