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Dixit Laurent Laplante
Québec, le 9 novembre 2000

La démocratie ou l'ordre policier?

Le ministre de la Sécurité publique du Québec, M. Serge Ménard, prépare le Sommet des Amériques d'une manière si peu conforme aux exigences d'une société démocratique qu'il donne l'impression d'avoir sacrifié les droits civiques sur l'autel des propensions policières à un ordre musclé. À cela s'ajoute une ambiguïté politique : on ne sait trop si, en agissant ainsi, le Québec se soumet de mauvais gré à la philosophie qui a déjà déshonoré le gouvernement central lors de la répression policière de Vancouver ou si c'est de son propre chef que le Québec rallie le camp des gouvernements qui se satisfont d'une aura démocratique sans en adopter l'esprit.

L'ensemble des mesures annoncées par M. Ménard et les représentants des corps policiers sonne comme une déclaration de guerre. On présume non pas l'innocence, comme avait l'habitude de le faire M. Ménard à l'époque où il plaidait en défense, mais la violence, le débordement, l'irresponsabilité. D'avance, on fait savoir que 600 places seront rendues disponibles à la prison d'Orsainville pour ceux et celles qui voudraient manifester en avril contre l'extension d'un traité de libre-échange à la totalité des Amériques. D'avance, on avise les citoyens du coeur de la ville de Québec qu'ils ne conserveront leur liberté de mouvement qu'après avoir montré patte blanche lors d'un recensement déclenché à leur intention.

À dire vrai, il faudrait que la population de la capitale québécoise ignore encore plus qu'elle ne le fait les moeurs des États totalitaires pour lui faire accepter comme normale une agression aussi brutale contre ses droits. L'apartheid sud-africain enfermait le Noir dans son segment de territoire et lui interdisait de passer la nuit ailleurs que dans son enclos sans permission. Moscou parquait chacun dans sa localité et considérait comme un dangereux nomade celui qui faisait surface ailleurs que dans son patelin. On a suffisamment célébré la chute du Mur de Berlin pour que même les plus jeunes et les gens sans mémoire sachent ce qu'il signifiait : la négation du droit de circuler. Au cas où l'on aurait besoin d'exemples plus récents encore pour dénoncer ce que concoctent les corps policiers et des gouvernants déconnectés, qu'on prenne au moins un instant pour réfléchir à ce que signifie l'expression « bouclage des territoires » quand il est question des abus commis par Israël contre la population palestinienne.

Déjà, j'entends protester les ténors de l'ordre à tout prix. Mais non, il ne s'agit pas de nier les droits de la population. Mais non, ce n'est pas pour interdire l'expression de l'opinion qu'on boucle le Vieux-Québec. C'est pour protéger la population et ses invités. Mais non, on n'entend pas intimider quiconque s'opposerait à une nouvelle offensive de la mondialisation sauvage. Comme si l'on pouvait accorder la moindre crédibilité à ceux qui présument la culpabilité des opposants et qui conçoivent la démocratie comme un monolithisme dirigé. Comment accorder notre confiance à des gens qui d'emblée nous refusent la leur?

Ne perdons surtout pas de vue que le ministre Ménard et son aéropage policier n'ont strictement rien révélé de ce qui pourrait au moins fournir prétexte à leur hystérie. On n'a même pas répété les sornettes d'un Jean Marchand voyant dans sa soupe en 1970 des milliers de terroristes et des tonnes d'explosifs. Pas plus qu'on n'a imité les trémolos d'un Pierre Trudeau prétextant alors une insurrection réelle ou appréhendée pour recourir aux mesures de guerre. M. Ménard se borne à dire qu'il « s'attend au pire » avant de décréter l'état de siège. Autrement dit, on demande un acte de foi aveugle à des citoyens qu'on présume dangereux.

Les mesures restrictives ne resteront en place que quelques jours? Les précédents de Seattle, de Davos, de Prague sont là pour justifier la mobilisation des forces de l'ordre? On possède déjà la preuve que des abus se préparent? Rien dans ces plaidoyers justificatifs n'est convaincant. C'est au nom de raisonnements aussi spécieux et aussi insultants qu'un prédécesseur de M. Ménard, Claude Wagner pour ne pas le nommer, justifiait l'acquisition par la Sûreté du Québec d'un char d'assaut à la vocation anti-émeutes. Je me souviens, dit la devise d'une société amnésique.

Ce que M. Ménard et ses conseillers policiers escamotent allègrement, c'est ceci : la démocratie, c'est la possibilité de choisir. Il n'est de démocratie que si diverses options peuvent solliciter l'opinion avec des possibilités raisonnablement égales de diffusion. Il n'y a pas de démocratie si une thèse bénéficie de la sollicitude des pouvoirs publics et de l'acquiescement servile de tous les potentats locaux ou nationaux en mal de visibilité médiatique, tandis que la thèse inverse est d'avance discréditée, identifiée à la subversion, présumée violente. On substitue la manipulation à la démocratie quand nos gouvernements préparent de nouveaux nivellements économiques, mais veillent à sataniser et à menacer d'incarcération ceux qui veulent dire que la mondialisation n'est qu'un terme trompeur pour masquer l'assaut capitaliste. Si le Sommet des Amériques préconise l'extension du libre-échange, la police est là pour que son message soit entendu sans interférence; si des groupes veulent dire que le libre-échange ne profite qu'à une minorité, la police est là pour les faire taire. Elle est même là pour les intimider des mois d'avance. Et le ministre Ménard est là pour clamer d'avance que ces groupes sont violents et méritent la détention.

La dimension politique demeure inexplorée. On ne sait pas si M. Ménard agit sur ordre du gouvernement central ou s'il avalise de son plein gré la frénésie policière. Aucune des hypothèses ne correspond à ce qu'on peut attendre d'un défenseur des droits fondamentaux. Toutes montrent que l'on a perdu jusqu'au souvenir de 1970.

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© Laurent Laplante et les Éditions Cybérie