Dixit Laurent Laplante, édition du 19 octobre 2000

Les femmes et la gauche
par Laurent Laplante

Il ne faudrait surtout pas se surprendre si, dans un monde qui tient à tout évaluer et à s'apprécier lui-même en termes étroitement économiques, les femmes marchent au premier rang d'un mouvement qui entend accréditer d'autres valeurs. Se vanter d'avoir éliminé le déficit public, ce n'est pas dire grand-chose, en effet, si la marge de manoeuvre que retrouve l'État ne sert qu'à rendre la vie plus douce aux nantis et plus abrupte aux démunis. Il est urgent d'opposer un contre-poids au capitalisme sauvage et de suivre les femmes dans la réinvention de la gauche.

Paraîtrait-il, cependant, que les termes de gauche et de droite sont dépassés. À en croire une telle lecture de nos temps modernes, il ne serait plus pertinent ni utile de recourir à de tels critères d'évaluation pour départager les partis politiques et les orientations sociales. Nous serions, tous et toutes, en marche vers un mieux-être, en progrès vers le confort, heureusement promis à moins d'État et à plus de liberté. Ni gauche ni droite, mais l'attrait universel des verts pâturages.

Les femmes, par leur marche, affirment avec justesse que ce simplisme au masque pragmatique dissimule de persistants aveuglements et révèle le dessèchement d'une certaine fibre. Quand, par exemple, nos divers paliers de gouvernement ont entretenu une panique propice à leurs compressions, ils ont quand même eu le sang-froid et le cynisme de pénaliser certains groupes plutôt que d'autres. C'était un premier biais.

Le second, nous l'observons et certains d'entre nous le vivent cruellement. Il consiste à réinvestir l'argent épargné en favorisant les secteurs et les intérêts qui avaient échappé aux mesures restrictives. On n'accorde pas des vitamines supplémentaires à ceux qu'on a affamés; on les donne à ceux qui sont sortis indemnes de la période de dégraissage. Autrement dit, la crise, réelle et surtout appréhendée, a permis la mise à plat des responsabilités publiques, mais la reprise qui s'effectue sous nos yeux redistribue les ressources selon les caprices des grands carnassiers. Qu'on pense simplement au sort fait aux chômeurs.

Sous couleur d'une riposte à la conjoncture, on a procédé à un changement en profondeur. On ne retourne pas l'argent là où on l'a pris. On n'accorde pas un répit à celles et à ceux que les compressions ont jetés sur le pavé. On a rempli la cagnotte en anémiant les services essentiels, mais on puise aujourd'hui dans ce butin de guerre de quoi gaver ceux dont la prospérité s'est toujours maintenue. Un Dickens moderne dirait qu'on enrichit la vitrine de Noël du petit peu que les pauvres avaient et que seuls les riches pourront acheter.

Ce réalignement injuste résulte de l'absence d'un contrepoids face au capitalisme sauvage. Depuis qu'il est seul à occuper toute la scène, le capitalisme vorace fonctionne sans frein aucun. Nulle autre force ne le rappelle à l'ordre, pas plus le syndicalisme que l'État. Le capital exige et obtient une parfaite liberté de mouvement, l'abolition des contraintes sociales, l'allègement des exigences fiscales et sociales, un ordre mondial fondé sur les voeux des grands prédateurs. Ce n'est pas rééditer Marx tardivement que de dire ces choses. C'est constater que le vieux principe s'applique toujours : le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument. Si une force ne rencontre aucune résistance quand elle roule sur son erre, elle écrase tout. Le socialisme et le capital sont de telles forces : si elles s'opposent l'une à l'autre, une sorte de paix armée ou de coexistence pacifique s'établit dont l'être humain peut tirer profit. Que l'un des deux, capital ou soviétisme, règne en solitaire et l'humanité court à sa perte.

C'est cela que nous fait comprendre la marche des femmes. Il est urgent, puisque toute la politique québécoise et canadienne s'aligne sur les exigences des plus riches, de créer un contrepoids. L'équité, la justice sociale, la compassion doivent retrouver leur place dans les arbitrages publics. Autant dire qu'une gauche attentive aux besoins des gens doit inventer, puis tenir, face à la droite régnante, un discours différent. En ce sens, la marche des femmes dit ce que Seattle, Davos et Prague ont préfiguré : la mondialisation des capitaux ne doit pas asservir les personnes ni aggraver la pauvreté.

Pour que l'être humain survive au déferlement des capitaux et pour que l'équité parvienne à contrer la boulimie des encaisseurs de dividendes, oui, il faudra un contrepoids. Un parti politique? Probablement. Une augmentation du salaire minimum? Peut-être pas. Mais certainement un renforcement des acquis sociaux. Mais assurément plus d'argent pour la petite enfance que pour les mastodontes de l'informatique. Mais sûrement une parole politique pour réintroduire la préoccupation la dimension humaine dans un débat qui se contente présentement d'équations désincarnées.

Que la marche des femmes donne le signal d'une telle renaissance, cela, déjà, impose à toute la société un devoir de gratitude.


URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20001019.html

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