Dixit Laurent Laplante, édition du 12 octobre 2000

Chambres à coucher et chagrins privés
par Laurent Laplante

Pierre Trudeau avait cent fois raison quand il demandait à l'État de se retirer des chambres à coucher. Il traçait ainsi une ligne de démarcation saine entre la sphère du privé et celle du public, entre ce qu'un État peut prélever d'information sur les citoyens et ce que les foyers peuvent tenir à l'abri de toutes les inquisitions. Lui-même se prévalait légitimement de cette distinction, quand il envoyait paître les journalistes qui lui faisaient grief de ses soirées dansantes. Il est trop tard pour lui demander s'il est décent pour un régime et un parti politiques de tirer un avantage partisan d'un légitime chagrin privé, mais la question se pose. La question n'est évidemment pas de savoir si Justin a le droit de pleurer son père, car la décence répond aussitôt, mais de savoir s'il est correct de convertir ces larmes en carburant politique.

La question est d'autant plus légitime que, les chiffres en témoignent, les funérailles de M. Trudeau ont effectivement propulsé le parti libéral de M. Chrétien à un sommet de popularité. À l'échelle du pays, l'Alliance canadienne régresse sensiblement au bénéfice du parti libéral fédéral, tandis que, au Québec, le Bloc québécois voit le premier rang lui échapper. Que l'effet de ces funérailles soit durable ou pas, nul ne peut nier l'ampleur de cet effet. À moins de sombrer dans une naïveté surannée, nul ne niera non plus que la stratégie électorale a pesé lourd dans l'orchestration des cérémonies et jusque dans le choix des orateurs et de leurs propos. Le légitime chagrin privé a été dûment rentabilisé.

Le pire, c'est que l'équipe de Jean Chrétien, loin de respecter ce qui est respectable dans l'héritage de Pierre Trudeau, n'a que faire de ce legs. On fait semblant d'adhérer à son credo, mais on le contredit point par point dans les décisions concrètes. Au moment même où, à Montréal, M. Chrétien s'entretient très ostensiblement avec Fidel Castro, l'émissaire du même M. Chrétien veille, à Québec, à ce que le même Fidel Castro soit absent du Sommet des Amériques en avril prochain. Là où Pierre Trudeau insistait pour démarquer le Canada des entêtements américains, Jean Chrétien traite Castro comme Washington lui demande de le faire. Alors que Pierre Trudeau, à titre de ministre fédéral de la Justice, purgeait le code criminel de dispositions tracassières et faisait reculer la curiosité bureaucratique, Jean Chrétien fait très précisément le contraire. Lorsque l'ombudsman fédéral à la protection de la vie privée a dénoncé le stockage clandestin de données sur chacun des citoyens canadiens, M. Chrétien ne s'est pas souvenu de M. Trudeau. Il a plutôt réagi en faisant semblant de démanteler le service gouvernemental trop indiscret et en liquidant très concrètement l'ombudsman trop lucide et trop courageux.

On obtient ainsi, subrepticement, le pire de deux mondes. M. Chrétien, en effet, gère le Canada de façon aussi arrogante que le faisait M. Trudeau, mais, en plus, il bafoue les quelques valeurs intellectuelles qui embellissaient autrefois le projet libéral. Si les calculs de l'équipe libérale s'avèrent justes, la récupération publique et politique d'un émouvant chagrin privé maintiendra au pouvoir un parti qui a tout fait pour maintenir les disparités sociales et qui n'a pas la moindre notion de ce qu'est la compassion. Tout cela, bien sûr, en rendant hommage au grand disparu.


URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20001012.html

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