Dixit Laurent Laplante, édition du 2 octobre 2000

Force et permanence de l'arbitraire
par Laurent Laplante

On va un peu vite quand on confond démocratie et élection. Certes, la démocratie s'asphyxie quand les citoyens ne peuvent pas choisir ou renouveler librement leurs gouvernants, mais la démocratie se ratatine en coquille vide quand l'élection ne transmet pas fidèlement la pensée de la population. Il est, en effet, bien des manières de consentir au rituel électoral tout en trichant. Tant de manières que même un pays censément démocratique comme le Canada en pratique quelques-unes.

Quand il est question d'élections bricolées par le gouvernement en place ou par l'armée, des exemples viennent spontanément à l'esprit qui ont noms Mexique ou Mianmar, Pérou ou Yougoslavie. Quand le PRI mexicain (Parti révolutionnaire institutionnel) remporte toutes les élections pendant presque trois quarts de siècle, il devient patent que le verdict des urnes ne correspond pas au vouloir populaire. Quand le Mianmar, l'ancienne Birmanie, demeure à la botte de l'armée et empêche celle qui a gagné l'élection de circuler hors de Rangoon, démocratie et cérémonial électoral n'entretiennent plus que de distantes relations. Au Pérou et en Yougoslavie, la tricherie agit avec plus de prudence : le pouvoir gagne du temps, n'admet qu'une demi-défaite et réclame un deuxième tour dont on peut tout craindre. On triche, mais de façon plus tortueuse. Dans chacun de ces cas, et dans combien d'autres, l'élection vise non pas à remettre le pouvoir à ceux que le peuple a choisis, mais à gagner au pays cette auréole démocratique qui lui vaut ensuite une plus grande liberté commerciale.

L'élection que concocte le premier ministre canadien ne pousse pas la tricherie aussi loin. On aimerait quand même sentir chez M. Chrétien autre chose que la soif du pouvoir, autre chose que le souci de sa longévité politique, quelque chose qu'on puisse apparenter au respect de l'électorat.

M. Chrétien a fait son temps. Il perpétue sans vergogne la race des politiciens pour lesquels la volte-face et la pirouette tiennent lieu de balises. Il a été élu contre la promesse de mettre fin au libre échange et l'engagement d'abolir la TPS. Il a laissé en place des ministres pourtant convaincus d'incompétence et de favoritisme systématique. Il a affamé les chômeurs, déstabilisé cyniquement les budgets provinciaux, accentué l'emprise politique sur Radio-Canada, toléré les errances et les mensonges de l'armée, suivi plus servilement que nécessaire les préférences de Washington. Il a été servile devant les puissants, brutal avec les vulnérables.

Cela, qui pourrait ressembler à un réquisitoire, correspond tellement à la réalité que ses partisans eux-mêmes auraient préféré entreprendre la campagne sous la houlette du ministre des Finances Paul Martin plutôt que sous la coupe de M. Chrétien. Même ceux et celles qui ne savent trop auquel des deux le Canada doit l'élimination de son déficit préfèrent d'emblée M. Martin et ne se résignent à suivre M. Chrétien que sous les pressions peu subtiles de la toute-puissante organisation libérale. Le « crois ou meurs » qu'on croyait disparu avec Duplessis fleurit avec M. Gagliano¹. En maintenant M. Chrétien à la tête du parti libéral, celui-ci n'a certainement pas en tête de mieux respecter la volonté des citoyens, ni même celle des militants libéraux.

À elle seule, cette influence démesurée du parti entache l'élection. Elle révèle que les stratèges importent plus que le programme ou la pensée. Elle signifie que la caisse électorale s'alimente encore trop souvent de façon souterraine et qu'elle contraint les aspirants députés à l'obéissance. Elle manifeste que l'argent pèse plus lourd que les convictions. On peut même se demander si elle ne joue pas un triste rôle dans les présents changements d'allégeance. Rien là-dedans qui rende l'élection plus démocratique.

M. Chrétien est si peu conscient de cette dérive du processus électoral qu'il trouve drôle de jongler devant les journalistes avec diverses hypothèses d'échéance électorale. Peut-être au printemps. Peut-être cet automne. Peut-être... Englué dans sa certitude que le choix de la date est le privilège du premier ministre, il ne songe pas une seconde que cette tradition britannique ne fait que perpétuer l'arbitraire du prince et contredit l'éthique démocratique. C'est un anachronisme et une injustice que de laisser un individu déterminer selon son caprice et ses calculs la date du scrutin. Une élection n'est pleinement démocratique que si elle donne chance égale à toutes les formations politiques, que si tous les partis sont soumis à un calendrier connu d'avance. Ce principe est respecté par les États-Unis, qui ne s'en portent pas plus mal.

M. Chrétien invoquera sans doute la tradition parlementaire. Il dira avec justesse qu'il en a toujours été ainsi. Il ajoutera, avec moins de justesse, qu'on ne doit pas changer ce qui a fait du Canada le plus beau pays du monde. Il montrera ainsi, à son insu, qu'au Canada aussi un fossé existe entre la procédure électorale et une démocratie moderne et éthique.

¹ Alfonso Gagliano, ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux (TPSGC). Contrats Canada, Conseils et vérification Canada et le Bureau de la traduction font partie de TPSGC. M. Gagliano est leader adjoint à la Chambre des communes et ministre responsable du Québec. Il est aussi organisateur en chef du Parti libéral du Canada (Québec) et responsable du Bureau d'information du Canada. Relèvent aussi de ses responsabilités la Société canadienne d'hypothèques et de logement, la Société immobilière du Canada ltée, la Société canadienne des postes et la Monnaie royale canadienne..

URL : http://www.cyberie.qc.ca/dixit/20001002.html

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