Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 28 août 2000
Réflexions sur un sous-marin

Je ne jouerai pas à l'expert en rescapage de sous-mariniers.  Je n'ai rien des compétences que requerrait l'exercice et je suis certain, en plus, qu'une bonne partie des informations pertinentes ont été dissimulées au grand public et peut-être même délibérément détruites.  Qu'il soit quand même permis de réfléchir à ce que pèsent les vies humaines dans certains calculs et aux divers cynismes qu'engendrent la raison d'État, le persistant militarisme et la rectitude politique.

La mort par lente et inexorable asphyxie a quelque chose qui m'émeut et me terrifie.  Autant me répugne l'idée d'agoniser pendant des mois ou des années dans un fauteuil roulant ou sur un grabat offert par l'équité sociale, autant me bouleverse celle d'attendre dans le noir, le silence et les cadavres autour de soi que le dernier de mes râles m'arrache les poumons.  Tant mieux donc si les sous-mariniers de la mer de Barents ont pu mourir d'une noyade brutale et rapide plutôt que d'une interminable asphyxie.

Sans que je puisse, à ce stade-ci, formuler la moindre certitude, je redoute que ces vies aient été cyniquement immolées sur l'autel de la raison d'État.  Il ne fallait pas, d'un point de vue militaire, qu'on en sache trop sur les caractéristiques techniques du sous-marin.  Il ne fallait pas que soit connue la raison des manoeuvres effectuées par le submersible.  Comme il ne fallait pas que s'ébruite et s'accrédite la rumeur au sujet de la dégradation des équipements russes et, pire encore, de la qualité du commandement.  Que pèsent quelques vies quand la stupide partie de poker exige que persistent les rapports de force réels ou fictifs?  Même en berne, un drapeau en réclame parfois trop.  C'est le cas du drapeau russe.

Moscou n'est cependant pas seule en cause quand le secret militaire et la raison d'État prélèvent leur tribut.  Pour que l'hypothèse d'un heurt entre le submersible russe et d'autres sous-marins ait résisté aussi longtemps aux dénégations, il faut, en tout cas, que d'autres pays, USA et Grande-Bretagne au premier chef, mais peut-être pas eux seulement, aient jugé bon de ne rien dire des activités de leurs propres sous-marins dans la région.  Ce n'est pas le secret russe qu'il faut blâmer, mais le secret.  Ce secret qu'aucune raison d'État ne peut justifier, pas plus à propos du Rainbow Warrior qu'à propos du rôle belge au Rwanda, des lâchetés européennes dans les Balkans ou de la gabegie onusienne dix fois constatée.  Ce que les glorieux journalistes du journal Le Monde dénomment « secret-défense » avec une sorte d'instinctive et inavouable déférence, n'est, à propos du sous-marin soviétique comme à propos des frégates françaises vendues à Taïwan, que l'alibi nauséabond des truands.  Même si certains truands portent veston et arborent titres et décorations.

On fait grief à Poutine de n'avoir pas interrompu ses vacances pour rentrer d'urgence à Moscou.  On peut se demander pourquoi.  Que le président Clinton survole ou pas les forêts incandescentes de l'Ouest américain, cela ne change strictement rien, sinon pour une télévision toujours en mal d'images et de vedettes.  Que Lucien Bouchard regrette quotidiennement devant les caméras les dégâts d'un verglas sans exemple, qu'est-ce que cela change aux certitudes d'une Hydro-Québec qui a profité du drame pour se soustraire aux règles de la transparence et d'une vraie compassion?  Qu'un chef d'État complaise au besoin d'images de la télévision et à une rectitude politique qui fait semblant de croire que seul l'oeil du chef d'État peut mesurer correctement l'ampleur d'une catastrophe, cela relève de l'hypocrisie.  Que les médias présentent cette hypocrisie comme l'attitude à adopter ne la rend pas moins répugnante.  Du comportement de Poutine, concluons surtout qu'il est encore trop contaminé par son KGB d'origine et trop novice dans la manipulation médiatique pour savoir qu'être filmé par la télévision à proximité d'un drame importe plus que de rendre le drame à jamais impossible.

Je suis également mystifié et attristé par le fait qu'en cette époque qui se gargarise de mondialisation et de standards ISO poussés jusqu'au 14014, les pays n'aient pas encore rendu compatibles les uns avec les autres les arrimages physiques que requiert la sécurité des humains.  Que le sas soviétique d'un sous-marin ne puisse s'accoupler à un sas britannique ou norvégien, alors qu'on a forcé IBM et Apple à pratiquer un patois presque commun, voilà qui témoigne d'une belle myopie militaire et d'un mépris généralisé pour la vie humaine.  Pendant que des navettes spatiales et des stations orbitales se soudent dans l'espace, cent mètres empêchent des technologies payées à coups de milliards de s'entendre et de sauver des vies.  Voilà qui révèle d'assez étranges échelles de valeurs.

Ce n'est pas relativiser un drame que rien ne doit miniaturiser que d'évoquer, face à l'effroyable, que bien des pays, y compris le nôtre, ont longtemps et souvent assisté à des agonies comparables et qu'ils le font encore.  Combien d'asphyxies mortelles a coûté l'exploitation minière au Cap-Breton et ailleurs?  Entre les mineurs qui crèvent dans des mines dont on connaît les vices d'exploitation et les sous-mariniers russes lancés dans des missions impossibles et inhumaines, où est la différence?  Combien d'autochtones ont été sacrifiés et sont morts de faim parce que des fonctionnaires canadiens les avaient déplacés au mauvais endroit pour que des territoires nordiques dont chacun se moque aient l'air d'être occupés par le Canada?

Le secret, le cynisme, la raison d'État ne sont pas une exclusivité russe.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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