Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 3 juillet 2000
L'exigence de la parité

Au coeur des négociations d'Air Canada se loge une demande syndicale précise : la parité salariale avec les pilotes américains.  Au coeur des négociations que mènent les policiers de la Sûreté du Québec, une exigence identique : la parité avec leurs policiers de Montréal.  Au coeur des problèmes qui conduisent la brasserie Molson à se défaire du club de hockey Les Canadiens, on trouve un os de même nature : l'entreprise voudrait qu'on la dispense de taxes municipales, comme cela se fait dans diverses villes américaines.  Tout cela dans une société qui se veut distincte...

Cette exigence de parité, on s'y heurte dans bien d'autres domaines.  Si le gouvernement québécois fait mine d'imposer aux médecins un encadrement déplaisant, la comparaison explose instantanément : « Ce n'est pas ainsi que les choses se passent aux États-Unis.  Nous partons... »  Le public raisonne d'ailleurs selon les mêmes repères.  S'il ne trouve pas dans l'hôpital qui lui est familier le dernier cri de la technologie médicale, il ameute les médias et proteste au nom du droit des Québécois d'avoir les mêmes services de santé que les Américains.  Partout, on se compare.  Chaque fois, la comparaison sert de levier à la réclamation.

On aura compris que la comparaison s'établit toujours avec ceux, gens et milieux, qui possèdent ou reçoivent davantage.  Jamais avec ceux, gens et milieux, qui ont moins.  On n'entendra pas les travailleurs de l'industrie de l'automobile réclamer les mêmes conditions salariales que leurs homologues du Mexique.  Les travailleurs d'un chantier maritime québécois ne manifestent aucune propension à recevoir le même traitement que leurs confrères coréens.

Bien sûr, on voudra considérer comme normales cette insistance sur les comparaisons profitables et cette amnésie face aux parallèles désavantageux.  Après tout, ce n'est pas l'angélisme qui nous gouverne et il faudrait être masochistes pour désirer un sort plus pénible.  Soit.  À condition, cependant, de savoir que la parité est capable d'effets pervers.  À condition de savoir que la parité n'est saine que si elle s'établit entre des milieux qui ont à peu près la même capacité de payer.  Quand deux milieux tablent sur des ressources financières radicalement inégales, la parité salariale entre les deux aura le plus souvent pour effet de jeter le désordre dans le milieu le plus pauvre.

Revenons un instant aux pilotes d'Air Canada.  Leur travail consiste à desservir un territoire plus grand que celui des États-Unis, mais une population dix fois moindre.  Il en résulte que les transporteurs américains peuvent à la fois offrir à leurs employés des salaires plantureux et une tarification alléchante pour les voyageurs.  Si le transporteur canadien, qui ne peut compter sur des revenus comparables, est quand même astreint à verser à ses employés des salaires comparables, il est à prévoir que la tarification offerte aux voyageurs canadiens subira des hausses notables.  Il n'est pas nécessaire d'être économiste pour prévoir la suite : Internet aidant, le public canadien optera pour les tarifications les plus basses et c'en sera fait du transporteur canadien.  Les pilotes d'Air Canada auront eu pendant un an ou deux un salaire de niveau américain, mais ils ne l'auront pas eu assez longtemps pour finir de payer leur nouvelle voiture.

Quand un groupe revendique la parité salariale, il doit faire intervenir dans son analyse divers éléments de comparaison et non pas seulement le salaire versé à tel petit segment de la population.  Exiger de la petite municipalité qu'elle verse à ses cinq policiers le salaire que consent la police de la Communauté urbaine de Montréal, c'est lui faire porter une charge excessive.  C'est l'obliger, en effet, à consacrer à son corps policier un pourcentage aberrant de ses maigres ressources et l'empêcher d'offrir à sa population les services culturels, sociaux et sanitaires dont elle a besoin.  La parité salariale qu'un groupe extorque d'un milieu qui n'en a pas les moyens, c'est une garantie d'injustice, une promesse d'instabilité.

Mais, me dira-t-on, la parité est le seul moyen de garder ici les professionnels dont nous avons besoin.  Si nos médecins peuvent doubler leurs revenus en franchissant la frontière américaine, comment leur refuser la parité?  Si nos jeunes informaticiens n'ont qu'à se rendre dans la Silicon Valley pour gagner les millions dont ils rêvent, comment les garderez-vous ici avec trois fois moins?  À cet argument il n'est pas de réplique facile.  D'une part, il faut souhaiter, pour leur bonheur comme pour le nôtre, que l'argent ne soit pas la seule motivation sur laquelle les plus instruits d'entre nous fondent leurs décisions.  D'autre part, il est strictement inévitable que quelques grands centres, à tel moment de l'histoire, attirent à eux la crème de certains métiers ou professions.  Paris, Londres, New York, Berlin l'ont fait, le font ou le feront.  Si une ville moyenne voulait à tout prix garder chez elle ses peintres, ses cantatrices ou son chef d'orchestre, c'est à coups de millions inexistants qu'elle devrait se lancer dans la surenchère.

L'éthique, qui n'est pas la même chose que le masochisme, consiste souvent à ne pas abuser du pouvoir qu'on détient. Même quand ce pouvoir permettrait d'extorquer la parité avec les plus riches d'un autre milieu.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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