Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 29 juin 2000
L'ineffable justice militaire

L'armée canadienne a beau changer de grand patron, elle ne parvient quand même pas à rassurer l'opinion.  Non seulement on débusque sans cesse de nouveaux gestes aberrants, mais encore l'armée, d'une fois à l'autre, se révèle inapte à les gérer proprement.  Certains virages relativement simples contribueraient pourtant à redresser la situation.  Celui-ci par exemple : réduire au minimum les cours martiales et s'en remettre à la justice ordinaire du soin de juger les militaires.

Ce qu'on apprend peu à peu du comportement de certains militaires canadiens alimenterait plusieurs films d'horreur.  Depuis les séances de torture sur un gamin somalien jusqu'aux initiations dégradantes imposées à des jeunes soldats, tout y passe.  La dernière révélation concerne ce qui ressemble étrangement à une tentative d'empoisonnement visant un sous-officier.  Rien de très glorieux de la part des porteurs d'uniforme, mais surtout rien de sensé ou de rigoureux dans la réaction de l'état-major.

L'armée, en effet, se drape si maladivement dans sa manie du secret qu'elle ne voit même plus à quel point la justice qu'elle pratique est déficiente et même malade.  Quand, par exemple, surgit la révélation au sujet d'une tentative d'empoisonnement, l'armée termine son analyse par une conclusion parfaitement saugrenue : il y a prescription, puisque les gestes litigieux remontent à plus de trois ans.  On en reste baba.  L'armée canadienne, visiblement, ne sait pas que la prescription n'enterre jamais le crime, qu'un meurtre peut faire l'objet d'un procès même s'il a été commis au paradis terrestre, qu'un génocide sera toujours punissable même s'il fut perpétré contre une ethnie éteinte.

De deux choses l'une, par conséquent.  Ou les enquêteurs de l'armée ignorent que la prescription ne s'applique pas aux crimes, ou l'armée est régie par un code pénal étrange qui peut effacer les crimes sur l'ardoise judiciaire.  Dans les deux hypothèses, la solution la plus simple et la plus sensée sera de soumettre l'armée et les militaires aux lois qui s'appliquent à tous.  De cette manière, on répondrait aux deux risques.  D'une part, les enquêtes portant sur des militaires ne se termineraient plus sur une conclusion farfelue; d'autre part, la justice, comme il se doit, serait la même pour tous.

Insistons sur un aspect particulièrement disgracieux de la justice militaire.  Fonctionnerait-elle en respectant le même code criminel que nous tous qu'elle serait quand même, constamment, structurellement, en conflit d'intérêts.  Comment, en effet, le juge d'une cour martiale ne songerait-il pas à la réputation de l'armée en évaluant le comportement d'un militaire?  Comment ne serait-il pas tenté de devenir laconique au moment de dire à haute voix tout ce qu'il y a de répugnant dans la conduite d'un tortionnaire portant l'uniforme?  Juger un militaire alors qu'on est soi-même à l'emploi des forces armées, c'est ne pas savoir ce qu'est un motif fondé de récusation.  Pourtant, l'armée s'entête à traduire ses délinquants devant des cours martiales.

Il faudrait, je le sais, ajouter des nuances.  Des cours ordinaires ont déjà eu à connaître des crimes commis par des militaires.  On peut comprendre, d'autre part, que certains procès impliquant des soldats doivent se dérouler de manière prudente et même discrète pour éviter que des secrets militaires soient éventés.  Cela dit, le militaire accusé de torture comme le militaire accusé de tentative d'empoisonnement devraient se retrouver devant un tribunal ordinaire, subir un procès selon les règles usuelles et encourir les sanctions que la jurisprudence a appliquées dans des cas analogues.  Le juge du tribunal ordinaire remplira ces diverses conditions infiniment mieux qu'une cour martiale : il n'aura pas à se demander, en tout cas, si l'image de l'armée risque d'être ternie par une condamnation sévère.

Ce virage, que l'armée tarde à négocier, est d'autant plus nécessaire que le Canada intervient régulièrement dans des missions qui n'ont rien à voir avec le rôle militaire classique.  Une mission de paix, décidée et encadrée par l'ONU, se déroule forcément au grand jour et sans qu'il faille s'inquiéter longuement du risque couru par les secrets militaires.  Quand il s'agit d'une mission de paix et, qui plus est, d'une mission de paix ayant fait l'objet d'un vote et d'un débat à l'échelle internationale, on voit mal comment les crimes commis par des soldats impliqués dans de telles missions devraient aboutir devant des tribunaux discrets ou trop aisément partiaux.

Le Canada s'éviterait bien des remords s'il ratifiait l'entente à propos de la Cour pénale internationale.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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