Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 1er juin 2000
Démanteler un fichier, qu'est-ce que cela signifie?

Il y a dix jours, le premier ministre canadien venait une fois encore à la rescousse de sa ministre du Développement des ressources humaines, madame Stewart.  Il bénissait d'un geste large sa décision de créer un fichier dit longitudinal, mais surtout vorace : environ 2 000 renseignements sur chacun des citoyens canadiens.  Pareille boulimie était, selon M. Chrétien, nécessaire au bon fonctionnement de l'État.  Aujourd'hui, la ministre avise la presse du démantèlement du fichier.  Cherchons l'erreur.

Notons une première (et amusante?) anomalie.  En décrivant l'ampleur du fichier, on a constamment répété qu'il contenait des renseignements sur rien de moins que 34 millions de citoyens canadiens.  À moins d'avoir oublié quelle est la population totale du Canada, on devait forcément comprendre que la sollicitude du fichier s'étendait aux bébés naissants autant qu'aux adultes déjà intégrés au monde de l'emploi.  Qu'on envisage un instant la curiosité du fichier : 2 000 renseignements sur le poupon dont on vient de nouer le cordon ombilical!  Comment ne pas crier d'admiration?

D'autres anomalies étonnent autant et amusent moins.  En annonçant la dispersion des données contenues jusqu'à maintenant dans le fichier géant, le gouvernement a promis une réponse à chacune des personnes qui ont demandé un accès à leur dossier, peut-être même à celles qui en feront autant au cours des prochains jours. Elles étaient déjà, au moment de l'annonce, plus de 18 000.  Voilà donc que ce fichier, indispensable et pourtant escamotable, se drape dans un autre paradoxe : il est à la fois démantelé et accessible, dispersé et centripète.  Cherchons l'erreur.

Contaminé comme je le suis par la paranoïa journalistique, je suis tenté, je l'avoue, de ne pas croire la ministre Stewart.  Ce n'est pas d'aujourd'hui que datent les fichiers qui jouent les phénix et qui, à peine détruits ou dispersés devant les photographes, renaissent de leurs cendres dès qu'on a le dos tourné.  Québec a déjà eu, sous le règne de Robert Bourassa, un prétentieux et erratique Centre d'analyse et de documentation (CAD) que le Parti québécois s'est empressé de liquider ostensiblement dès son arrivée au pouvoir, mais dont nul ne peut certifier le décès.  De la même manière, bien des corps policiers, ici comme ailleurs, conservent précieusement dans leurs dossiers les verdicts de non-lieu ou de non-culpabilité, alors que, en bonne logique, la présomption d'innocence devrait être vierge d'égratignure dans de tels cas et alors que le dossier devrait se vider en conséquence.  Pour me convaincre que des informations jugées utiles à tel moment et censément retournées aux limbes à la suite d'une crise ne referont jamais surface, il faudra donc effacer de ma propre mémoire de bien vilains souvenirs.

Dans l'état actuel de la technologie informatique, je serais plutôt enclin à penser, motivé je l'admets par ma paranoïa légendaire, que le démantèlement proclamé par la ministre n'empêchera pas ses fonctionnaires de reconstituer les croisements de fichiers chaque fois que l'envie leur en viendra.  L'autorité politique nous répétera, la main sur le coeur, que les diverses données sont contenues dans des mémoires distinctes; les fonctionnaires sauront encore et toujours dans quels fichiers logent les diverses données qu'ils veulent consulter pour établir le portrait complet d'un individu.  Dans certains métiers, comme ceux du policier ou du journaliste, on a toujours su l'importance des sources.  On a toujours su également qu'il est plus important de savoir qui détient l'information que de la posséder soi-même.  De nos jours, le principe s'applique encore davantage : il suffit de savoir sous quelle rubrique chercher l'information.  Dès lors, le démantèlement d'un fichier ne signifie rigoureusement rien, si les utilisateurs du fichier central savent où sont allées se loger les composantes de leur Moloch.  Et comment ils peuvent les consulter.

Ce qui, en revanche, doit bien signifier quelque chose, c'est l'entêtement que met le premier ministre Jean Chrétien à maintenir dans ses fonctions une ministre dont le manque flagrant de sens commun mérite de s'inscrire dans la légende.  La ministre Stewart, en effet, n'avait pas encore nettoyé le fouillis de ses subventions capricieuses et imprévisibles qu'elle était prise à partie pour la création clandestine et irréfléchie de son fichier longitudinal.  Une personne pourvue d'un minimum de jugement et, cela ne nuirait pas, d'un minimum d'éthique aurait déjà remis sa démission.

L'autre hypothèse, c'est que la ministre a offert cette démission et que M. Chrétien l'a refusée.  La chose est bien possible, car M. Chrétien ne peut quand même pas punir la ministre Stewart pour une inititiative dont il faisait lui-même l'éloge il y a quelques jours.  Comme quoi le manque de jugement de l'un devient un rempart pour le manque de jugement de l'autre.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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