Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 25 mai 2000
Les sophismes déshonorants de M. Chrétien

Il faut toute l'inculture et tout le simplisme partisan du premier ministre Chrétien pour ne pas au moins entrevoir ce qu'a d'exorbitant et de malsain la création clandestine d'un colossal fichier central au ministère fédéral du Développement des ressources humaines.  On y posséderait, semble-t-il, 2 000 éléments d'information sur chacun des citoyens du Canada.  Tout, en effet, scandalise dans cette affaire : son illégalité, son manque de transparence, ses risques...

Heureusement pour la suite du débat, c'est d'une source fédérale officielle et fiable qu'est venue la révélation.  On la doit, en effet, au Commissaire fédéral à la protection de la vie privée, M. Bruce Phillips.  Cela empêche M. Chrétien de recourir aux pirouettes auxquelles il s'adonne quand les accusations proviennent des méchants « séparatistes ».  À peine moins pondéré comme d'habitude, M. Phillips a qualifié le fichier de monstre virtuel et ne s'est étonné que de deux aspects de la question : l'existence du fichier et sa sécurité informatique.  Reproches justifiés, mais insuffisants.

On ose espérer, par exemple, que le Vérificateur général, prenant la relève du Commissaire fédéral à la protection de la vie privée, interrogera le gouvernement sur les dépenses rattachées à ce fichier et dont il semble bien que le Parlement n'a jamais entendu parler.  Dès maintenant, on peut parier que le budget englouti dans cette opération n'a été présenté au Parlement que sous une appellation approximative et peut-être carrément trompeuse.  On voit mal, en tout cas, quel parti politique, y compris le Parti libéral, aurait donné son aval en connaissance de cause.

Un tel examen nous permettrait de savoir à partir de quelle analyse et sous quelles pressions le gouvernement fédéral a regroupé dans une seule banque de données des renseignements provenant de différentes sources.  Il n'est pas courant, en effet, de croiser les déclarations de revenus et, par exemple, les dossiers d'immigration.  Si on a croisé divers types de renseignements sans jamais obtenir l'aval du Parlement, il est urgent d'identifier ceux qui ont pris sur eux de troquer le régime parlementaire canadien contre un inquiétant arbitraire bureaucratique.

M. Chrétien comprend si mal la situation créée par ce regroupement clandestin qu'il se borne à garantir un renforcement de la sécurité.  Il ne voit pas que, avant d'en arriver à ce stade, il faudrait d'abord obtenir l'autorisation du pouvoir législatif, puis révéler au grand jour le contenu précis de ce fichier géant.  Il ne s'agit pas d'étaler sur la place publique le dossier complet de qui que ce soit, mais de dire à la population quelles informations sont regroupées en un seul lieu.  À l'heure actuelle, on ne sait ni ce que le fichier contient ni les sources auxquelles il a lui-même eu accès, ni quels « services » on en attend.

Car la sécurité dont parle M. Chrétien ne satisfait visiblement pas même aux critères les plus poreux.  Il est manifeste, en tout cas, que des fichiers censément protégés, comme ceux du revenu, ont été mis à contribution sans que retentisse la moindre cloche d'alarme.  Comme se sentir rassuré quand on promet une étanchéité qu'on n'a pas su établir autour des fichiers précédents?  M. Chrétien n'a évidemment pas précisé, puisqu'il persiste à nier l'existence d'un problème, comment le fichier central serait protégé contre les intrusions de la bureaucratie fédérale elle-même.  Ce faisant, M. Chrétien escamote une dimension névralgique du problème : il ne comprend pas ou fait semblant de ne pas comprendre que le public exige d'être protégé contre toutes les curiosités, y compris celles de la machine gouvernementale.  Cette protection, le public, manifestement, ne l'a pas obtenue.

Comme pour achever d'inquiéter la population, M. Chrétien se montre aussi médiocre en informatique qu'en science politique.  En plus de bafouer les règles les plus élémentaires de l'éthique politique, il centralise d'imprudente façon des informations qu'on préférerait répartir entre différentes banques de données.  Qui prétendrait que le fichier fédéral résistera mieux aux astuces des « perceurs de mémoire » que la CIA, le Pentagone ou tel consortium financier?

Je ne suis pas en train de prétendre que l'État n'a pas besoin de renseignements sur les populations.  Je ne dis pas non plus qu'il faut renoncer à l'informatique sous prétexte qu'elle ne possède pas encore tous les blindages désirables.  Je dis simplement qu'un État démocratique ne peut exiger la moralité des citoyens s'il n'obéit pas lui-même à ses propres lois.  S'il existe une justification au regroupement des renseignements que possède l'État sur les citoyens, que le gouvernement en fasse la démonstration.  Tant que nous ne posséderons pas cette preuve, nous avons non seulement le droit, mais le devoir de nous méfier.  Quant au regroupement, des gens plus avertis que moi diront s'il nous fait courir de plus grands risques de piraterie ou d'espionnage industriel que le maintien de banques plus modestes.

En terminant, peut-être faudrait-il rappeler ceci à tous ceux qui ont d'emblée évoqué Big Brother dès la première mention de ce fichier central : le 1984 d'Orwell s'inquiétait bien plus de la perversion du langage que de l'accumulation des données.  C'est en dénaturant la langue et en se dotant d'un code linguistique différent, le novlangue, que Big Brother causait ses plus grands dégâts.  Le novlangue, expliquait Orwell en appendice à 1984, diminue le nombre de mots et fait dire aux mots le contraire de leur sens initial.  Quand le novlangue réussit son travail, c'est la pensée elle-même qui est ralentie, voire paralysée.  Nous en sommes là, quand l'intrusion étatique se prétend vertueuse.


Rapport annuel 1999-2000 du Commissaire à la protection de la vie privée

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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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