Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 8 mai 2000
Cette eau qu'on ignore

Le débat sur l'eau n'a pas encore eu lieu.  Du moins rien qui se compare à ce que provoque comme agitation populaire la hausse des prix du pétrole.  On se borne donc, quand surgit un rapport demandé par on ne sait trop qui et destiné à on ne sait quelle tablette, d'interroger quelques spécialistes des questions complexes et, au mieux, de tenir un modeste colloque.  Puis, chacun retourne à sa sécurité : l'eau, pour nous, ne constitue pas une priorité.  Pas encore.

Même si le Québec est à la fois un pays raisonnablement riche et un territoire généreusement pourvu en eau potable, des milliers de personnes insistent pour consommer inutilement l'eau en bouteille.  Dans tel cas, de fait, l'eau fournie par la municipalité est périodiquement ou constamment peu rassurante.  Dans d'autres cas, l'eau, sans être malsaine, goûte ou sent ce que l'eau ne devrait ni goûter ni sentir.  Le recours à l'eau commercialisée se justifie alors. Il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit d'un caprice qui doit tout au caprice.  Le comportement est caractéristique d'une population comblée.

L'agriculture québécoise adopte à peu près le même comportement.  Elle sait pourtant, de façon toujours plus claire et de moins en moins contestable, qu'elle constitue l'une des plus importantes sources de pollution.  Pollution de l'environnement en général et de l'eau en particulier.  À lui seul, la ventilation du recours aux insecticides donne idée de l'ampleur du problème et de l'inégalité des responsabilités : les arrosages pratiqués par les compagnies forestières, dont on a tant parlé à propos de la tordeuse, comptent pour 2 % du total; la lutte des banlieusards contre les menaçants (?) pissenlits qui jaunissent leurs pelouses intervient pour 6 %; le reste, 92 %, est imputable à l'agriculture.  Cela, déjà inquiétant, en dit peu sur la contamination des cours d'eau et de la nappe phréatique par une certaine culture du maïs et par maintes pratiques des éleveurs de porcs.  Lorsqu'elle consent enfin à admettre qu'elle fait partie du problème, l'agriculture se borne à réclamer l'aide du gouvernement pour moderniser les équipements agricoles.  En attendant, on cultive comme si l'eau avait les promesses de la surabondance éternelle.  Après tout, mondialisation oblige et exportation rapporte.

Certains milieux bien-pensants ont pourtant commencé à sonner le glas.  Sans nécessairement situer le problème dans des perspectives suffisamment larges ou généreuses.  On se mobilise et on proteste, par exemple, quand tel consortium, québécois ou transnational, évoque la possibilité d'une commercialisation industrielle de l'eau.  Ou encore on monte aux barricades quand le bruit se répand d'une pression du Mid-West américain en faveur d'un pipeline transportant jusqu'à lui l'eau des Grands-Lacs.  Selon que la protestation soulève ou non l'opinion publique, les pouvoirs publics y vont ou pas d'un propos lénifiant : « Mais non, mais non, il n'est pas question de cela... »

Cela laisse dans l'ombre plusieurs tendances lourdes.  L'eau, en tout cas, subit des agressions qui exigent parfois d'un État particulier la lucidité et le courage, mais qui, de plus en plus souvent, ne seront contrées que par des politiques transnationales.  Point n'est besoin, par exemple, d'alerter l'UNESCO si des fosses septiques datant du régime français mettent en danger l'eau d'une petite municipalité.  En revanche, aucun pays, surtout à notre époque de fragilisation des États, ne peut freiner à lui seul l'utilisation de l'eau à des fins commerciales ou belliqueuses.  Cette dimension, semble-t-il, échappe toujours à notre attention.

Car la privatisation de l'eau est en progression.  La Lyonnaise des eaux, que Riccardo Petrella considère comme « le premier opérateur mondial de l'eau », était déjà à l'oeuvre dans une vingtaine de pays quand elle s'est intégrée au groupe Suez.  La fusion permet au groupe de talonner de plus près Vivendi qui, lui, est davantage diversifié.  Au même moment, Saur et Cise, que Petrella voyait comme numéro trois et numéro quatre français, ont, eux aussi, consenti à se fusionner sous l'étendard Bouygues.  Bouygues fournit l'eau à 34 millions de personnes à travers le monde, Suez-Lyonnaise des eaux et Vivendi à 70 millions chacune.  Mondialisation oblige et l'eau reçoit le même traitement que le téléphone portable.  Il est évident que les mastodontes répandront vigoureusement leur évangile de la privatisation et on peut parier qu'ils hantent déjà les antichambres de nos pouvoirs politiques.  Qui s'en soucie?

Une autre menace, d'un tout autre ordre, doit elle aussi faire d'urgence l'objet de discussions et d'accords.  Elle concerne la raréfaction de l'eau.  Encore là, un chiffre suffit : un humain sur quatre n'a pas présentement l'eau potable nécessaire à l'existence.  Cela fait porter aux pays surabondamment pourvus en eau douce une responsabilité morale de tous les instants.  Se satisfaire d'une quelconque loi interdisant toute vente d'eau à un pays étranger n'est évidemment pas une réponse satisfaisante.  Empêcher un grand prédateur de s'enrichir corporativement grâce au commerce de l'eau, c'est une chose; interdire à un État conscient de ce que lui impose la solidarité internationale de venir en aide à un pays assoiffé, c'en est une autre.  À quand la définition des nuances?

Prendre conscience de ces problèmes conduirait peut-être nos mass-médias à nous présenter autre chose que leurs cascades de meurtres ou leur fréquentation des palais de justice.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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