Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 13 avril 2000
Qu'allait-il faire dans cette galère?

Je pensais avoir raté un chaînon de l'information et je me suis donc renseigné : pourquoi notre peu exportable Jean Chrétien avait-il décidé de promener sa balourdise dans le sous-continent des infinies susceptibilités qu'est le Proche-Orient?  J'étais prêt à penser que notre pays, appelé à faire une figuration particulière au Conseil de sécurité, voulait étoffer sa compréhension de certains dossiers délicats.  On m'a détrompé rondement : la visite de M. Chrétien au Proche-Orient relevait presque du tourisme.  Il n'était même pas question d'une grande offensive économique, car M. Chrétien n'avait pas insisté cette fois pour entraîner dans son sillage les investisseurs canadiens.  Donc, laissait-on entendre, rien de spécial.

Cela, bien sûr, ne me convainquait pas.  Quand on a vu, il y a quelques courtes semaines à peine, une diplomatie aussi rodée que celle du Vatican ne résister que péniblement aux pressions déstabilisantes d'Israël et de ses voisins, une conclusion saute forcément à l'esprit : nul ne s'aventure dans ces champs de mines que s'il y est contraint par des raisons péremptoires et que s'il a longuement et finement observé le terrain.  Dans le cas de M. Chrétien, aucune des deux conditions n'était satisfaite.  D'une part, le Canada n'est au Proche-Orient qu'un observateur sans pertinence particulière ; d'autre part, on sait, au moins depuis l'ancienne hésitation du premier ministre Joe Clark entre Jérusalem et Tel-Aviv comme capitale d'Israël, que le Canada a des notions assez floues de la géographie et des visées de ce pays.  D'où la nécessité de reprendre la pertinente question du Scapin de Molière : « Mais que diable allait-il faire dans cette galère? »

S'interroger ainsi oblige à trouver des réponses.  Heureusement ou non, elles ne font pas défaut longtemps.  On comprend vite, en humant l'atmosphère qui règne à la Chambre des communes, que M. Chrétien ait préféré emmener des courriéristes parlementaires en excursion à l'étranger que de les laisser torturer à loisir une ministre qui ne sait même plus quel était ou quel est exactement le budget de son ministère des Ressources humaines.  On comprend également, tant M. Chrétien redoute que la nouvelle Alliance canadienne réussisse sa mutation politique, que le premier ministre ait vu avantage à détourner l'attention de la course à la direction du principal parti d'opposition.  Autrement dit, M. Chrétien ne s'est pas demandé s'il avait quelque chose d'utile à faire au Proche-Orient, ni s'il y connaissait quelque chose.  Il a simplement enclenché une longue tournée de douze jours au Proche-Orient pour alléger le climat parlementaire et pour porter ombrage à l'Alliance canadienne.  Si telle était la stratégie, elle a en partie réussi.

Le coût à payer est cependant considérable.  Et pour M. Chrétien et pour le Canada.  En reconnaissant aux Palestiniens le droit à une éventuelle déclaration unilatérale d'indépendance, M. Chrétien s'est inutilement attiré les sarcasmes de tout le monde.  Il n'a pas nécessairement dit une sottise, mais il a imprudemment invité les médias d'ici et d'ailleurs à tracer un parallèle entre les Palestiniens et les Québécois.  Comme pour se racheter face au gouvernement israélien qu'il venait de mécontenter, M. Chrétien a ensuite pris position dans un autre conflit qui ne le regarde pas : l'eau du lac de Tibériade que revendiquent avec acharnement Israël et la Syrie.  M. Chrétien, qui frémissait de colère à l'époque où le général de Gaulle s'immisçait dans le politique canadienne en 1967, s'est ainsi permis un « Vive le Tibériade israélien » sans avoir la stature de l'ancien président français.

Ce n'est pas seulement un examen de géographie et d'histoire que M. Chrétien a raté, c'est aussi un test de lucidité politique et sociale.  Il a, en effet, parlé du lac de Tibériade comme si l'eau devait et pouvait appartenir éternellement à tel pays plus qu'à tel autre ou encore à telle entreprise privée plus qu'à ses concurrentes.  Il aurait jeté un coup d'oeil sur Le Manifeste de l'eau* qu'il aurait au moins soupçonné deux enjeux.  D'une part, Israël, la Jordanie, le Liban et la Syrie sont explicitement mentionnés dans la liste des « zones de conflits interétatiques liés à l'eau ». D'autre part, il aurait appris que le jour approche inexorablement où l'on devra comprendre que l'eau appartient d'abord aux habitants de la Terre.  Quand se lèvera ce jour, on distinguera sans peine les politiciens voués aux improvisations intempestives et les visionnaires.  M. Chrétien n'appartiendra pas à la deuxième catégorie.


*Riccardo Petrella, Labor, 1998.

Le manifeste de l'eau. Pour un contrat mondial
L'eau, patrimoine commun


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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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