Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 23 mars 2000
Le mauvais calcul dont profite Poutine

Que ce soit dès le premier tour ou après un second, Vladimir Poutine sera tout à l'heure, selon des règles qu'on prétend démocratiques, le tsar élu de la Russie.  Le pouvoir que Boris Eltsine lui a remis arbitrairement, le peuple russe le lui conservera par voie électorale.  Puis, au lendemain d'une ratification aussi douteuse que possible, nos dirigeants politiques et financiers se féliciteront de ce que Moscou obéisse à un homme prévisible et consolide son appartenance à la mouvance démocratique.  Comme hypocrisie, il est difficile de trouver pire; comme calcul, il est impossible de faire plus erratique.

Dès maintenant, on devrait savoir que Poutine appartient à la lignée sanglante des dictateurs sans scrupules.  Pour occuper le fauteuil du dauphin, il n'a pas hésité à soustraire Boris Eltsine à toute reddition de compte.  En agissant ainsi, Poutine a octroyé à un chef de clan mafieux cette immunité que le Chili hésite, Dieu merci, à accorder à Augusto Pinochet.  Poutine, d'autre part, a fait de l'écrasement de la Tchétchénie son principal argument électoral et converti le sang de civils en investissement politique.  Seule l'hypocrisie des capitales occidentales peut décrire cet homme comme voué à l'émancipation des citoyens russes et à l'assainissement des moeurs moscovites.

Même en admettant que nos dirigeants politiques savent à quoi s'en tenir quant aux visées de Poutine, mais préfèrent un partenaire douteux à un inconnu peut-être pire, le calcul est mauvais.  Tout comme c'était un mauvais calcul que d'appuyer Marcos, Pinochet, Duvalier, Sukarno ou Suharto.  Ceux-là aussi furent soutenus au nom de la stabilité souhaitée par les intérêts impériaux et financiers des pays riches; ceux-là aussi profitèrent de la naïveté de ces pays pour empêcher l'émergence de la démocratie et pour enraciner la corruption et la tyrannie.  Sous prétexte de ne pas acculer Haïti, les Philippines, l'Indonésie, le Chili et consorts à l'anarchie, on a retardé de plusieurs décennies sinon d'un siècle l'accession de millions d'humains à une vie digne d'être vécue.  Bizarre calcul qui fait préférer la consolidation d'une dictature ouvertement active au risque, réel mais limité, d'un changement de la garde.

Car on ne saurait s'y tromper.  Oui, le monde dit démocratique pactise avec Poutine et fait tout depuis des mois pour lui faciliter la victoire électorale.  Oui, Poutine mérite déjà, autant que Pinochet ou Milosevic, un procès en bonne et due forme devant le Tribunal international des droits de l'homme.  Double constat qui promet à la population russe la perpétuation musclée du style Eltsine et qui prive le Tribunal international d'une parfaite crédibilité.  Non seulement l'Occident se discrédite en faisant semblant de ne pas savoir qui est Vladimir Poutine, mais il verse dans le masochisme et la myopie en renforçant un monstre qu'il lui faudra combattre avant longtemps.

Peut-être faut-il même aller plus loin, au risque de côtoyer le procès d'intention.  Comment expliquer, en effet, que l'Occident ait laissé tomber Gorbatchev et déstabilisé pour un temps la gouvernance de la Russie, alors que le même Occident avalise un Poutine sous prétexte qu'il ne faut pas déstabiliser la même Russie?  L'explication, ce n'est certes pas dans la supériorité morale de Poutine qu'on la trouvera : autant Gorbatchev offrait de garanties de cet ordre, autant Poutine promet le contraire.  Si Poutine, malgré ses évidentes propensions à la brutalité, convient à l'Occident, on peut parier que cela a quelque chose à voir non avec ses manières et ses valeurs, mais avec le choix de ses cibles.  L'Occident est prêt à faire alliance avec Satan si, pour des motifs qui lui appartiennent, Satan se rue contre le fondamentalisme islamique.  C'est cela qu'a compris l'astucieux Poutine, que la fréquentation des services secrets a renseigné sur les paniques occidentales.  En s'opposant brutalement à tout ce qui, en Tchétchénie et dans les républiques du sud et au sud de la Russie, fait craindre de nouvelles poussées islamiques, Poutine devient l'allié objectif d'un Occident traumatisé par cette effervescence.

Le problème, c'est qu'une Russie à la botte de Poutine recourt et recourra de plus en plus ouvertement à des méthodes répressives qui donneront des haut-le-coeur à l'Occident.  Les États-Unis, pour ne parler que d'eux, ne pourront cheminer avec Poutine qu'à condition de placer au congélateur leurs discours sirupeux sur les droits de l'homme.  Cela, dira-t-on, ne changera guère leurs façons de faire.  C'est exact, mais cela les privera d'une argumentation morale dont ils ont besoin pour fonder leur légitimité politique.  Ils étaient amoraux, mais verbalement vertueux ; ils seront associés à des criminels de guerre auxquels ils ne pourront plus faire la leçon.  Ceci, qui vaut pour les États-Unis, s'appliquera, mais à un degré moindre, à d'autres cultures occidentales.  Plusieurs d'entre elles, en effet, ont pratiqué le colonialisme pendant assez de siècles pour s'être durablement initiées au cynisme.  Le puritanisme américain n'en est pas là.

L'élection de Poutine prend place parmi les plus désastreux calculs des pays dits démocratiques.  En plus d'abandonner le peuple russe à ses mafias, elle amenuise la place déjà restreinte que pouvait occuper l'éthique dans nos débats politiques.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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