Dixit Laurent Laplante
Barre de navigation
Québec, le 6 mars 2000
Un grand merci au général!

Même s'il découle peut-être d'une de ces vanités irrationnelles dont la sénilité est brièvement capable, le comportement adopté par l'ancien dictateur du Chili sert peut-être la cause des droits fondamentaux de la personne mieux que n'aurait pu le faire une prestation rapide et respectable de la justice anglaise.  Le général Pinochet, en effet, vient d'éveiller l'opinion à un sain scepticisme à l'égard des sophismes et des roueries politiciennes.  Qu'il en soit remercié.

À peine renvoyé dans son pays pour des motifs censément humanitaires et hypocritement juridiques, Augusto Pinochet a tenu à montrer qu'il n'avait ni besoin d'un fauteuil roulant ni temps à gaspiller à l'hôpital.  Il se serait tapé sur la cuisse en lançant les pires sarcasmes en direction de la justice anglaise qu'il n'aurait pas été plus clair.  Il aurait voulu signifier au gouvernement de Santiago qu'il le croyait trop peureux pour oser le traduire devant un tribunal chilien qu'il n'aurait pas agi autrement.  Comme quoi les dix-huit mois de la saga Pinochet en sol anglais n'ont rien appris au vieil homme.  Comme quoi il appartient à d'autres que lui de ne pas échapper les quelques retombées heureuses d'une offensive en partie ratée contre l'immunité des tyrans modernes.

Ne concluons pas trop vite à un rajeunissement cynique et instantané du général Pinochet.  Peut-être a-t-il succombé de façon passagère à l'envie irrépressible de faire un bras d'honneur à tous ceux qui ont osé contester son immunité et peut-être sera-t-il vite rattrapé par le vieillissement.  Là n'est pas la question.  Qu'il arbore une belle vigueur pendant dix ans ou qu'il expie dans quelques jours son juvénile déferlement d'adrénaline, peu importe, car le bras d'honneur a eu lieu que la planète ne pourra plus oublier.  C'est en cela que la fanfaronnade de l'ancien dictateur garantit des dividendes.  Grâce à Augusto Pinochet, en effet, l'humanité se sent comme un jury qui libère un accusé de meurtre et qui, dix minutes après, entend l'individu se vanter devant la presse d'avoir bel et bien commis le crime dont on vient de le blanchir.  Grâce à Augusto Pinochet, le prochain tyran à tenter l'esquive fera face à une incrédulité blindée.  Sénile ou pas, il fera face à ses juges.

Deux pays, l'Angleterre et le Chili, ont cependant des motifs spécifiques de méditer.  L'Angleterre, pour n'avoir ni pris la bonne décision ni défini sa position dans un délai raisonnable.  Le Chili, pour avoir servilement tendu ses deux joues aux gifles de son ancien président.

L'Angleterre invoque surtout deux types d'argument pour laisser filer le général Pinochet.  Sa santé, dont plus rien ne prouve qu'elle soit aussi chancelante ou compromise qu'on l'a prétendu.  Puis, motif normalement respectable, le fait que les crimes commis par l'ex-dictateur sont antérieurs à l'adhésion de Londres aux règles définissant désormais les crimes contre l'humanité.  Ce deuxième motif n'a rien de déshonorant. Juger quelqu'un en recourant à une définition rétroactive du crime, c'est, en effet, inadmissible.  Ce qui, cependant, dépasse l'entendement et empêche de croire que ce motif a pesé lourd dans la décision de Londres, c'est qu'il aura fallu dix-huit mois pour le juger déterminant.  Ou on se refuse sagement à la rédaction rétroactive de la loi et on le dit en dix jours, ou on ne convaint personne en invoquant ce sain principe avec des mois de retard.  L'Angleterre sort donc de cette coûteuse saga avec une double humiliation : d'une part, elle semble avoir été dupée; d'autre part, elle a tant attendu pour se découvrir de bons principes légaux qu'il est permis de ne pas la croire.

Quant au Chili, il est lui aussi humilié, mais peut-être pas de façon aussi irrémédiable.  En quittant et son fauteuil roulant et son lit d'hôpital, le général Pinochet a fait savoir au gouvernement chilien qu'il savait son pays trop craintif pour le juger.  En manifestant brutalement son mépris pour la justice civile du Chili, le général Pinochet a clairement établi que le gouvernement de son pays perd son temps quand il légifère pour accorder l'immunité à ses anciens gouvernants : lui, Augusto Pinochet, se sent trop peu menacé pour se montrer poli.  Il va où il veut, sans remords ni déférence.  Ou bien le gouvernement chilien se réhabilite d'urgence en mettant son projet de loi dans la première poubelle et en jugeant Pinochet, ou bien la justice civile du Chili aura mérité le mépris dont l'ancien dictateur l'a frappé.

L'humiliation étant souvent une excellente pédagogue, il faut savoir gré au général Pinochet de s'en être servi à l'égard de deux pays qui ont manqué d'épine dorsale.




Haut de la page
Barre de navigation


© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
Dixit À propos de... Abonnement Archives Écrire à Dixit