Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 28 février 2000
Des sommets qui n'en sont plus

D'inspiration scandinave et trouvaille à fort contenu social-démocrate, la formule des Sommets socio-économiques termine au Québec un premier quart de siècle d'existence.  Le gouvernement québécois recourt toujours à la technique, mais il en respecte de moins en moins l'esprit et confond de plus en plus lourdement dialogue et mise en marché.  Le Sommet consacré à la jeunesse n'aura été qu'un épisode de plus dans la dégradation d'une bonne idée.

À l'origine, le Sommet socio-économique visait à réunir dans un même lieu et pour deux ou trois jours les grandes composantes de la société.  Les Suédois avaient donné l'exemple en asseyant autour d'une même table les représentants du gouvernement, le patronat et les syndicats.  L'objectif, souvent atteint d'ailleurs, était d'établir des convergences et des priorités quant aux divers besoins collectifs.  Les syndicats faisaient part de leurs demandes globales, le patronat exposait d'une seule voix ses besoins en matière d'investissements, l'État mettait sur la table ses intentions fiscales et législatives.  Les partenaires sortaient de ces rencontres en possession de références passablement précises au sujet de la croissance économique, des hausses salariales et des marges bénéficiaires.  On savait à quoi s'attendre.  On avait participé à la définition des normes.  Patronat et syndicats se chargeaient d'ailleurs de rappeler à l'ordre ceux qui, dans leurs rangs, auraient mené des négociations trop gourmandes par rapport au cadre établi.

Quand il importa la formule, le Québec de 1976 se sentait attiré par la social-démocratie.  Lui aussi aimait l'idée de fonder l'évolution sociale et économique sur le partenariat.  Une petite société pouvait se permettre l'expérience et compenser par la cohésion de ses forces les insuffisances de son gabarit.  Sans encore utiliser le terme, le Québec agissait en société distincte et préparait la voie à une sorte de Québec Inc.  Une photographie prise à l'occasion du premier Sommet devint le symbole de ces temps nouveaux : trois hommes y rigolaient dans la cordialité et le respect mutuel. C'étaient le premier ministre René Lévesque, le financier Paul Desmarais et le président de la Fédération des travailleurs du Québec Louis Laberge.  Tous les espoirs étaient permis.

Beaucoup de ces espoirs furent déçus.  Parce que, très vite, les partenaires devinrent des concurrents.  Le gouvernement se présentait aux sommets avec son agenda secret et la ferme volonté de l'imposer.  Il ne consultait plus, mais convertissait les sommets en mécanismes de mise en marché politique.  Les syndicats et la partie patronale, de leur côté, durcirent leurs positions et firent des sommets non des occasions d'échange et de rapprochement, mais des lieux de négociations publiques.

Les attitudes gouvernementales furent l'élément déterminant dans cette stérilisation des sommets.  C'est le gouvernement, en effet, qui convoque et organise les sommets.  Lui qui fixe les règles, lui qui laisse ou pas leurs chances à la discussion et à la transparence.  Syndicats et patronat, bien sûr, cherchent désormais leurs dividendes sectoriels, mais ils n'exercent pas sur la mécanique le contrôle déterminant dont profite le gouvernement.  Un exemple illustrera l'évolution et ses conséquences : les sommets sont maintenant présidés par le chef du gouvernement lui-même et non plus, comme ce fut le cas dans nombre de sommets sectoriels et même dans les sommets tout azimut de Montebello et de Québec, par un modérateur moins soumis à la volonté d'un des trois blocs.  Le gouvernement est, dans les sommets d'aujourd'hui, à la fois participant et arbitre.  Comme si, dans un débat télévisé entre le chef du gouvernement et le chef de l'opposition, le premier ministre était aussi le meneur de jeu.

Cette distorsion dans le recours aux sommets socio-économiques s'aggrave du fait que, à toutes fins utiles, notre régime politique a adopté, sans le dire, le style présidentiel.  Un premier ministre comme Lucien Bouchard décide tout; ses ministres font de la figuration.  Tous les arbitrages, depuis ceux qui concernent les médecins jusqu'à ceux qui touchent aux politiques culturelles en passant par la négociation avec les producteurs de porc, relèvent d'un président maquillé en premier ministre.  C'est dans ce contexte qu'il faut évaluer le Sommet consacré aux besoins et aspirations de la jeunesse québécoise.  Ce ne fut pas un Sommet, mais un effort de relance politique.  Les jeunes n'ont pas été dupes.

M. Bouchard, depuis quelque temps déjà, tente la quadrature du cercle : il règne à la manière d'un Duplessis, mais il aimerait projeter l'image d'un démocrate ouvert à la discussion.  Il y a là incompatibilité.  On ne peut pas être à la fois un président de Gaulle et un médiateur de terrain.  En intervenant personnellement dans tous les dossiers, en laissant tous les problèmes monter jusqu'à lui, M. Bouchard a lui-même provoqué l'érosion de son pouvoir personnel.  Les gens, qui admiraient son charisme, en voit aujourd'hui la surutilisation et l'usure.  M. Bouchard, de cour d'appel qu'il devait être, est devenu le tribunal de première et de dernière instance.  Quand, en plus, il se présente dans un sommet comme celui-ci à la fois comme partenaire et comme arbitre suprême, il achève de stériliser le débat public.  Et le débat public réagit de façon prévisible : il refuse de s'enclencher.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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