Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 14 février 2000
Mais qui va juger de l'aspect scandaleux?

J'ai écrit récemment ceci, à propos du débat autrichien : « Les voisins de l'Autriche n'ont d'autre choix que de mettre dès maintenant hors du débat électoral les partis scandaleux. »  Un lecteur me sert laconiquement une objection judicieuse, mais quand même pas imparable : « Oui, certainement, mais qui va juger de l'aspect scandaleux? »

La question, nette et pertinente, est de celles qui révèlent une haute conception de la justice, mais qui ne devraient pas paralyser à jamais la réflexion démocratique.  Autant, en effet, il est sain de ne pas laisser l'arbitraire s'ériger en système, autant il est légitime de confier certains arbitrages à un pouvoir judiciaire jouissant d'une large autonomie.  Autant les individus et les groupes ne doivent pas être frappés de censure ou d'ostracisme au bon plaisir du prince, autant la liberté d'expression peut et doit être clairement limitée par le droit des gens à leur réputation et le droit de la collectivité à la sérénité.  En l'occurrence, chacun des voisins de l'Autriche doit dire, par voie législative, ce qu'il considère comme indigne de son débat politique (discours haineux, propagande raciste, financement criminel...), puis s'en remettre à ses tribunaux du soin de juger les situations concrètes.

Dans tous les pays, sous toutes les latitudes, la collectivité intervient pour définir les comportements répréhensibles.  Le code criminel est parfois d'une minutie inquiétante, tant il impute à l'être humain de sombres desseins.  Le travail de la police et des tribunaux commence après la rédaction des lois, après l'édiction des interdictions.  Chacun sait ce qui est défendu, chacun sait le risque qu'il court s'il bafoue les règles.  Le reste est affaire d'interprétation judiciaire.

Je ne sais si telle est la pensée de mon interlocuteur, mais beaucoup hésitent à accorder autant de pouvoir aux juges.  On redoute leur subjectivité.  On craint de les voir tirer le texte législatif dans une direction inattendue.  On préférerait leur substituer un mécanisme d'évaluation sans biais aucun et sans état d'âme.  Dans cette perspective, on aura vite fait d'affirmer qu'aucun tribunal ne peut ni ne doit interdire l'entrée dans le débat politique.  Ce serait, pense-t-on, permettre au pouvoir judiciaire de censurer selon son caprice la plus importante activité de la vie démocratique : le débat politique.

Voilà précisément pourquoi une collectivité doit rattacher indissociablement la loi et le verdict, l'activité législative et l'intervention judiciaire.  Si la loi n'est pas claire, le juge sera tenté de l'interpréter selon ses préférences ; pareil remède serait parfois pire que le mal.  Si, en revanche, la loi est explicite et limpide, le juge sera contraint de l'appliquer dans son sens évident.  Mais même la loi la plus claire aura besoin d'une interprétation intelligente dont seul un tribunal indépendant est capable.

Un exemple illustrera.  Quand le code criminel canadien tentait de définir l'obscénité, il s'attaquait de toute évidence à une question délicate.  L'obscène de l'un peut n'être que l'érotique de l'autre.  La grande majorité des citoyens estiment cependant que des limites doivent être fixées, soit pour mettre les enfants à l'abri, soit pour éviter d'autres excès.  Comment concilier ces irréconciliables?  Les rédacteurs du code donnèrent alors de l'obscénité une définition qui disait à peu près ceci : exploitation indue du sexe et de la violence.  La formule était à la fois éclairante et souple.  Ce que la société canadienne de l'époque rejetait, c'était non pas le sexe (!) ni même la présentation littéraire ou cinématographique de la violence, mais l'exploitation de ces réalités.  Et l'exploitation, pour tomber sous le coup de la loi, devait être indue.  C'est alors, forcément, que le travail du tribunal prenait son sens, qu'un juge ou un tribunal collégial devait déterminer si, à tel moment de l'évolution sociale canadienne, telle exploitation était indue ou, au contraire, acceptable.

On trouverait des arrimages analogues dans maints pays à propos des conflits d'intérêts, à propos de la définition des sectes, à propos de la diffamation.  Chacun de ces domaines se situe à l'interface du privé et du public.  Chacun met dans les plateaux de la balance le droit de l'individu à sa liberté et le droit de la collectivité à un certain degré d'harmonie sociale.  Dans chaque cas, la loi doit faire son bout de chemin; dans chaque cas, la loi doit recevoir une interprétation tenant compte du contexte social, de l'évolution des moeurs.

Si l'on revient à l'Autriche, tel est mon sentiment.  Plutôt que de verser demain des pleurs tardifs et stériles quand une tonitruante extrême-droite aura réussi une percée électorale, chaque pays doit s'armer dès maintenant de la législation nécessaire.  Chacun doit dire dès maintenant où il situe ses limites.  Et il faut, me semble-t-il, confier dès maintenant au pouvoir judiciaire le soin de dire si tel leader politique et si tel programme électoral va à l'encontre des dispositions de la loi.  En prévenant le mal, on se ménage la possibilité d'intervenir avant que de scandaleux partis politiques n'entrent dans la course électorale.  Attendre le verdict des urnes est imprudent.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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