Dixit Laurent Laplante
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Québec, le 20 janvier 2000
Pauvre coopération!

Le Mouvement Desjardins subit une mutation qu'on nous dit indispensable.  Il conservera pourtant, selon les affirmations solennelles des agents du virage, toutes ses caractéristiques coopératives.  Il faut beaucoup de naïveté pour adhérer à un tel discours.  La vérité, c'est que le Mouvement Desjardins n'est plus un mouvement et que la coquille capitaliste qui le remplace achève de liquider la philosophie sociale du fondateur.

Le pire, dans ce dérapage, c'est son hypocrisie.  Comme si les relations publiques pouvaient tromper tout le monde indéfiniment à propos de tout.  Comme s'il était possible de nier l'écart croissant entre le discours et les gestes.  On a décidé au sommet de la pyramide Desjardins qu'il était temps de diminuer le nombre de caisses d'épargne et d'économie et d'accroître les pouvoirs des technocrates, mais on a prétendu, à grands renforts d'affirmations publicitaires, que les caisses elles-mêmes avaient souhaité ces transformations.  Pour faire la preuve d'une aussi étonnante prétention, on a procédé à des votes dont la transparence n'est pas au dessus de tout soupçon : bricolage du questionnaire, droits de votes accordés à des permanents, pressions de la hiérarchie, dépréciation de la thèse opposée, embouteillages et accélérations dans les ordres du jour, tout y a passé.  On a presque réussi à obtenir le meilleur des deux mondes : conserver l'image d'un mouvement coopératif transparent, démocratique et généreux, et acquérir la liberté de manoeuvre d'une institution bancaire centralisée et opaque.  Le beurre et l'argent du beurre.

Comme si cela ne suffisait pas, la haute direction de Desjardins a voulu presser le pas.  Tout en affirmant toujours que les fusions de caisses locales ne s'effectuaient que sous pression des membres, la direction a fixé péremptoirement des échéances et des objectifs précis : il fallait tel nombre de fusions, des masses critiques de telles dimensions, tel modèle unique de spécialisation, et tout cela avant telle date.  Comme respect de l'autonomie des caisses, on avait déjà vu mieux.

Ces jours derniers, le masque est enfin tombé : le siège social du Mouvement Desjardins annonce que les caisses devront appliquer désormais une nouvelle grille tarifaire pour leurs services.  Partout la même chose, partout les mêmes frais, partout des succursales soumises à la volonté de la centrale.  Cela, nous dira-t-on, a été dûment voté l'an dernier par les représentants des coopérateurs.  Comme si l'on n'avait pas noyé le projet dans un fatras d'éléments techniques et de termes alambiqués.

Cette uniformisation forcée des frais de service entre en vigueur en pleine vacance du pouvoir, c'est-à-dire au moment où l'ancien président fait ses valises et avant que son successeur ne soit en poste.  À l'époque où le Mouvement Desjardins jouait encore le jeu de la démocratie, on aurait assurément demandé à quelqu'un d'expliquer le choix du moment; aujourd'hui, l'opacité de Desjardins ayant égalé celle de n'importe quelle banque, on perd son temps à poser la question.  Si on questionne quand même, le relationniste de service répondra que les caisses ont voulu qu'il en soit ainsi.

Pourrait-on, au moins, demander à la demi-douzaine d'aspirants présidents comment ils se situent par rapport à l'ensemble de la mutation et par rapport à cette très officielle négation de l'autonomie des caisses?  Même pas.  Les règles de l'élection présidentielle sont telles, en effet, qu'il n'y a ni débat public, ni conférence de presse, ni d'engagements à l'égard d'un programme ou d'une doctrine.  Plus rien, par conséquent, du contrôle que des coopérateurs exercent normalement sur leurs dirigeants et sur les orientations de leur coopérative.  Plus rien des pratiques démocratiques qu'on attend de la coopération.  Plus trace du respect dû par un mouvement à ses millions d'adhérents.

Les gestionnaires de haut vol qui immolent la coopération sur l'autel de la mondialisation imputeront mes regrets à la nostalgie et au passéisme.  Qu'ils se détrompent : je ne souhaite pas ramener la coopération québécoise à l'époque des dix sous humblement insérés dans des petites tirelires en forme de cochon rose.  Je souhaite cependant que nos astucieux remodeleurs se lancent à eux-mêmes le vrai défi de la coopération, c'est-à-dire le respect intégral des deux composantes de la formule.  La coopération n'est digne de ce nom que si elle atteint à la fois la rentabilité et la démocratie, à la fois le mieux-être économique et la participation.  Quand la coopération ne voit plus qu'un seul de ses objectifs, comme c'est le cas aujourd'hui chez Desjardins, elle reproduit servilement, paresseusement, gloutonnement, le modèle bancaire.  Elle n'a plus rien d'original.  Or, le défi de la coopération, ce n'est pas de reproduire.  C'est d'inventer.  Cela dépasse visiblement la capacité de certains gestionnaires.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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