Dixit Laurent Laplante
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Paris, le 6 janvier 2000
Un siècle pour rien?

On parle de la transition d'Eltsine à Poutine comme si le témoin passait banalement d'un coureur à l'autre au cours d'un relais olympique.  Les différences devraient pourtant sauter aux yeux, car un quatre fois cent mètres comporte des règles, des corridors, des disqualifications, alors que le Kremlin passe d'un tsar à l'autre sans que la Russie d'aujourd'hui ait amélioré en quoi que ce soit ses virages caractéristiques.  Raspoutine influait sans légitimité; Poutine règne sans légitimité.  Entre les deux, cent ans.

Oublions les contrastes entre les styles.  Oui, Raspoutine incarnait la corruption et la malpropreté; oui, Poutine connaît plutôt le hippon et le tatami.  En revanche, les dénominateurs communs révèlent que la Russie demeure la même, toujours aussi différente de ce que l'Occident voudrait en faire, toujours aussi confiante en sa placide immensité.  La Russie se savait capable d'essouffler les poilus de Napoléon, tout comme elle se connaissait l'héroïsme massif de Stalingrad face au déferlement nazi.  La Russie, depuis toujours, n'a que faire des arguties européennes ou, à la rigueur, occidentales.  Même de Gaulle savait qu'une Europe de l'Atantique à l'Oural constituait l'extension maximale d'une certaine culture continentale.  En somme, la Russie, c'est la Russie et la transition d'Eltsine à Poutine le rappelle cyniquement.

Un Poutine athlétique succède à un Eltsine poussif?  Soit.  Poutine célèbre la nouvelle année, ce qui appelle d'ailleurs des nuances en Russie orthodoxe, en fréquentant les obusiers de la Tchétchénie, alors qu'Eltsine aurait plutôt consacré son nouvel an à fréquenter un nouvel hôpital?  Soit encore.  Et alors?  Qu'y a-t-il de changé?  Rien.  Sur le fond, en effet, Poutine prolongera dans la vigueur ce qu'Eltsine avait entrepris dans l'arbitraire et la mauvaise santé.  Quant à la moralité de l'un, elle ne diffère en rien de la moralité de l'autre; elles ne correspondent ni l'une ni l'autre à ce qu'on espère rencontrer chez un chef d'État.

Eltsine, en Occident, n'aurait jamais survécu aux plus élémentaires tests de moralité publique.  Non que l'Occident mérite toujours l'admiration, mais parce que la vertu y reçoit au moins les hommages officiels.  La Russie n'a que faire de la rectitude politique, ce qui ne fait pas pleurer, mais elle n'a que faire de la rectitude tout court, ce qui est plus grave.  Ce que l'on reproche à Tiberi, à Kohl, à Jean Chrétien et à ses hôteliers, voire à Hillary et Bill Clinton, tout cela n'est, en tout cas, que vétilles en comparaison avec ce qu'Eltsine a commis ou pu commettre.  Le népotisme?  Cela va de soi et Eltsine n'allait pas en rougir.  La manipulation des fragiles institutions que la Russie apprivoise présentement?  Eltsine n'a pas remarqué qu'il piétinait quelque chose en concoctant avec Poutine ce qui équivaut à un coup d'État.

Ce qui pourrait n'être qu'une indésirable caractéristique nationale prend, à cause du gabarit de la Russie, valeur de signal universel.  Quand Poutine, dans son premier geste à titre de chef d'État par intérim, accorde à Eltsine une immunité rétroactive et blindée, il lance un avertissement à tous ceux qui exigent des comptes d'un Pinochet, d'un Marcos, d'un Suharto : la Russie aime les immunités et elle en use à son gré.  Poutine, dont la carrière à l'intérieur des services secrets russes lui a permis d'en savoir long sur les gourmandises d'Eltsine, ne se donne même pas la peine d'affirmer que son prédécesseur n'a rien fait de répréhensible; il le soustrait, d'avance et globalement, à toute enquête criminelle ou administrative.  Pinochet aurait apprécié un tel dauphin.

Quand le cynisme atteint cette démesure, il est permis et même souhaitable d'extrapoler un peu.  On sait qu'Eltsine a voulu la guerre de Tchétchénie, mais on ignore tout des directives données à l'armée.  On pourrait apprendre, peut-être un jour prochain et du vivant d'Eltsine, que les ordres du Kremlin ressemblaient étrangement à ceux qu'émettait Belgrade à propos du Kosovo.  Eltsine sera-t-il menacé d'une comparution devant un tribunal international?  On peut en douter.  Pour deux raisons.  D'une part, l'ukase de Poutine pour soustraire Eltsine aux conséquences de ses gestes servira à démontrer qu'il s'agit là d'une affaire de politique interne.  D'autre part, Eltsine et Poutine étaient et sont assez bien placés pour faire disparaître tout document compromettant.  Avis aux éventuels enquêteurs.

Deux tentations surgissent auxquelles il faudra résister.  On peut, face à une Russie qui multiplie les gestes contraires à son discours, revenir aux anciens combats idéologiques et la considérer de nouveau comme l'incarnation du mal.  Ou l'on peut, à l'inverse, se résigner à ses différences, y compris les plus choquantes, et la laisser faire.  Les deux tentations trouvent déjà des connivences dans l'opinion publique : tantôt on satanise Moscou, tantôt on l'ignore.

La vérité, c'est que l'être humain sera toujours imprévisible et les régimes politiques qu'il enfante toujours capables du meilleur et du pire.  Un Mur est tombé à Berlin, mais c'est le capitalisme et non le respect des droits qui s'est engouffré par la brèche.  Depuis, les tsars ont repris du service.  Si l'Occident n'apprend pas à choisir ses partenaires selon des critères autres que financiers, les tsars sont là pour longtemps.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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