Dixit Laurent Laplante
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Paris, le 3 janvier 2000
Trop à l'OMC, trop peu à l'ONU

Le siècle que nous en sommes à résumer mentalement aura hissé l'économique au rang de souverain et unique critère d'évaluation.  Le pouvoir politique s'atrophie, glisse vers les rôles de second plan, quand ce n'est pas vers une figuration résignée.  Cela constitue une assez triste momification de l'activité humaine, surtout quand notre époque entend l'économique dans son sens le plus désincarné.

Ce dessèchement nous a valu, en fin d'année, le psychodrame de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle et un nouvel affadissement de l'ONU.  D'un côté, un coup de frein aux prétentions officielles de l'OMC; de l'autre, les accablants rapports de l'ONU sur les interventions internationales au Kosovo et au Rwanda, et le malaise de la communauté internationale face au persistant scandale de la Tchétchénie.  D'un côté, le survoltage de l'information à propos de la globalisation économique; de l'autre, le coup d'œil distrait des médias sur les ratés de la solidarité politique.  Remarquons pourtant la différence. Seattle ne laisse pas le commerce mondial dans le vide puisque les anciennes règles s'appliquent toujours.  En revanche, les piétinements de l'ONU discréditent le pouvoir politique chaque jour davantage dans l'esprit des citoyens.  L'argent sort donc de l'année plus arrogant que jamais, le pouvoir politique plus hésitant encore qu'en début d'année.

Le contraste est patent : d'un côté, les rendements mirobolants de plusieurs des grandes Bourses; de l'autre, une morosité politique découlant d'acquiescements honteux et de multiples enlisements dans la malpropreté des scandales.  Seattle?  Cela revêtait si peu de signification réelle que les fusions se poursuivent entre les conglomérats et que les actionnaires engrangent des dividendes massifs.  Pendant ce temps, les divers types de mafias moscovites ensanglantent impunément la Tchétchénie, et l'Afrique étend à un pays jusqu'à maintenant préservé de la maladie, la Côte d'Ivoire, sa propension aux coups d'État.  L'OUA (Organisation de l'Unité africaine) n'aura donc pas respecté pendant un seul semestre sa décision, prise l'été dernier, de chasser de son club tout régime issu d'un coup d'État.  Que le nouveau régime ivoirien ne puisse être pire que l'ancien est probable, mais cela ne rapproche quand même pas l'Afrique d'une solution politique à ses problèmes.  Le coup d'État, pourtant, vaut un entrefilet dans la plupart de nos médias.  Autrement dit, une pause apparente dans la mondialisation économique de la planète a fait couler plus d'encre que l'enlisement du pouvoir politique mondial.

L'économique n'est pas une maladie honteuse.  Calculer ce qu'exige le mieux-être des humains est une activité qui ne manque pas de grandeur.  Trouver le point d'équilibre entre la liberté commerciale et la répartition de la richesse par les pouvoirs publics, ce n'est pas non plus trahir l'humanité.  Ce n'est donc pas l'économique en soi qui mérite remise en question.  L'économique menaçante et dévastatrice, c'est celle qui veut tout arbitrer, qui s'autorise à évaluer les valeurs en espèces sonnantes, qui soumet tout, pouvoir politique compris, au règne de la caisse enregistreuse, qui règne au lieu de servir.

Le problème, c'est que l'économique en est là et qu'elle ne mesure pas sa démesure.  On ne voit d'ailleurs pas ce qui pourrait l'inciter à la modestie puisque, médias aidant, elle nous a apparemment tous convaincus que les états d'âme de l'OMC, du FMI ou de la Banque mondiale importaient plus que l'ONU.  Pourquoi ne régnerait-elle pas en despote puisque rien ne la conteste?

L'économique emplit l 'horizon à la manière de ces comètes qui se consument spectaculairement dans l'instant et rejettent dans l'ombre les planètes et étoiles plus durables.  « À moi le monde », disait le dictateur de Chaplin; « à moi le monde », clame aujourd'hui l'économique sans susciter l'ombre d'un commencement de soupçon de velléité de protestation.  L'économique règne.  Seule.

La religion?  Elle n'attire l'attention que si elle exploite, comme le font certains courants islamiques, sa redoutable capacité de mobilisation guerrière.  Le nationalisme?  Il conserve sa fascination sur les peuples, mais on l'identifie aux combats d'arrière-garde quand l'économique se proclame référence universelle.  Le droit des personnes à leur sécurité, à leur libre expression, à la pratique démocratique?  Cela, qui est l'essentiel, cède pourtant l'avant-scène à l'économique dès que celle-ci se dit seule capable d'assurer la productivité, la prospérité, le progrès et donc la dignité et le bonheur.  La politique?  Le public la juge sévèrement.  Elle contribue d'ailleurs à sa propre éclipse en se satisfaisant d'un rituel vide de sens et recrutant désormais des professionnels de ce sport plutôt que des croyants.  Au moment où se tourne la page sur une année et presque sur un siècle, l'économique a presque liquidé les différences.

Tout cela sous l'œil inattentif ou peut-être complice des grands médias.  Eux aussi surveillent la cote d'écoute et le tirage plus que la qualité de l'information et de la démocratie.  Tout n'est pas à vendre, mais eux ne sont plus à même de le savoir ni surtout de le dire.




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© Laurent Laplante / Les Éditions Cybérie, 1999, 2000
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